Archive for novembre, 2014

BASCHET: Adieux au capitalisme

samedi, novembre 29th, 2014
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Adieux au capitalisme >..< Adeus ao capitalismo
Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes
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Autonomia, sociedade do bem-viver e multiplicidade dos mundos
Présentation >..< Apresentação
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« Il est temps de rouvrir le futur. Et d’engager résolument la réflexion sur ce que peut être un monde libéré de la tyrannie capitaliste. C’est ce que propose ce livre, en prenant notamment appui sur les expérimentations sociales et politiques accumulées par l’insurrection et les communautés zapatistes, une « utopie réelle » de grande envergure.
Pratiquer une démocratie radicale d’autogouvernement et concevoir un mode de construction du commun libéré de la forme État ; démanteler la logique destructrice de l’expansion de la valeur et soumettre les activités productives à des choix de vie qualitatifs et collectivement assumés ; laisser libre cours au temps disponible, à la dé-spécialisation des activités et au foisonnement créatif des subjectivités ; admettre une véritable pluralité des chemins de l’émancipation et créer les conditions d’un véritable échange interculturel : telles sont quelques-unes des pistes qui dessinent les contours d’un anticapitalisme non étatique, non productiviste et non eurocentrique.
En conjuguant un effort rare de projection théorique avec une connaissance directe de l’une des expériences d’autonomie les plus originales et les plus réflexives des dernières décennies, Jérôme Baschet s’écarte des vieilles recettes révolutionnaires dont les expériences du XXe siècle ont montré l’échec tragique. Il propose d’autres voies précises d’élaboration pratique d’une nouvelle manière de vivre. »
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« É tempo de reabrir o futuro. E de assumir firmemente a reflexão sobre o que pode ser um mundo livre da tirania capitalista. É o que propõe este livro, tomando como base principalmente as experimentações sociais e políticas acumuladas pela insurreição e comunidades zapatistas, uma « utopia real » de grande envergadura.
Praticar uma democracia radical de autogoverno e conceber um modo de construção do comum livre da forma Estado; desmontar a lógica destruidora da expansão do valor e submeter as atividades produtivas a escolhas de vida qualitativamente e coletivamente assumidas; dar livre curso ao tempo disponível, à desespecialização das atividades e à proliferaçao criativa das subjetividades; admitir uma verdadeira pluralidade de caminhos de emancipação e criar as condições de uma verdadeira troca<intercâmbio cultural: eis algumas das pistas que desenham os contornos de um anticapitalismo não estatal, não produtivista e não eurocêntrico.
Conjugando um esforço raro de projeção teórica com um conhecimento direto de uma das experiências de autonomia das mais originais e reflexivas das últimas décadas, Jérôme Baschet se afasta das velhas receitas revolucionárias cujas experiências no século XX mostraram um trágico fracasso. Ele propõe outras vias precisas de elaboração prática de uma nova maneira de viver. »
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Auteur
Jérôme Baschet est historien. Il partage son enseignement entre l’EHESS et l’Universidad Autónoma de Chiapas, à San Cristóbal de Las Casas (Mexique). Auteur de plusieurs ouvrages d’histoire médiévale, il a aussi publiéLa Rébellion zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire (Champs-Flammarion, 2005) et préfacé les Saisons de la digne rage du sous-commandant Marcos (Climats, 2009).
Collection : L’horizon des possibles
Parution : janvier 2014
Extraits de presse
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Médiéviste réputé, Jérôme Baschet est aussi l’auteur d’une brillante étude sur la rébellion zapatiste, un mouvement qui sert d’inspiration à ce nouvel essai, critique radicale du capitalisme comme compulsion mortifère de la production pour la production et… pour le profit. La « digne rage » suscitée par les désastres qu’il produit conduit, au Nord comme au Sud, à des formes de « désadhésion » au système, motivées par l’espoir qu’un monde autre est possible. Refusant les modèles clés en main, l’auteur propose des pistes de réflexion, nourries par le concept de sumak kawsay, « bien vivre », des indigènes latino-américains : pour donner forme à un anticapitalisme non étatique, non productiviste et non occidentalocentré, fondé sur l’autogouvernement et sur ce qui pourrait s’appeler le pluriversalisme interculturel, tentative de dépassement aussi bien du localisme asphyxiant que de l’universalisme abstrait. Un regret : l’absence d’une réflexion plus substantielle sur la transition d’un monde à l’autre.
01/05/2014 – Michael Löwy – Le Monde diplomatique
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L’un des effets les plus néfastes des idéologies néocapitalistes est d’installer la conviction que le monde dans lequel on vit – et où le capital prospère aux dépens du travail – est le seul possible. Historien, enseignant à l’EHESS et à l’Universidad Autonoma du Chiapas (Mexique), Jérôme Baschet, dans l’optique d’une gauche radicale, et sans retenir les « vielles recettes révolutionnaires dont les expériences du XXe siècle ont attesté l’échec tragique », montre qu’il est au contraire possible de penser des alternatives et une « pluralité de chemins vers l’émancipation ». Pour dessiner les linéaments d’un « anticapitalisme non étatique », le livre expérimente des « modalités d’autogouvernement qui récusent la forme-Etat », des manières de produire « débarrassées de la logique insensée et destructrice de l’expansion illimitée du capital », susceptibles de faire apparaître de nouvelles formes de « commun » et d’agrégation des subjectivités. 15/05/2014 – Libération

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Il y a vingt ans, l’insurrection des zapatistes du Chiapas inaugurait un cycle de dissidence et de résistance aux effets destructeurs de la mondialisation néolibérale. Jérôme Baschet en dresse un bilan théorique et pratique pour imaginer le monde de l’après-capitalisme à partir de quelques exemples concrets.
Mediapart

Table des matières
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Introduction
Ne sauvons pas le capitalisme, sauvons-nous de lui !
1. Le capitalisme, système humanicide
Une crise, oui, mais de quoi ?
Ruptures historiques du néolibéralisme
Constitution du marché mondial
Tyrannies et mutations du travail
Formatage concurrentiel des subjectivités
2. Construire l’autonomie : le politique sans l’État
Les zapatistes : une expérience rebelle
Que faire (de l’État) ?
Auto-émancipation et autogouvernement
L’autonomie comme forme politique générale
3. La société libérée de l’économie
La base matérielle de la société postcapitaliste existe déjà
Révolution du temps et dé-spécialisation généralisée
Le travail est mort, vive l’âge du faire !
Subjectivités coopératives et foisonnement des singularités
4. Un monde fait de multiples mondes
De la guerre contre la subsistance à l’affirmation du bien vivre
Vers un pluniversalisme interculturel
Revirement historique et révolution anthropologique
5. Nous sommes déjà en chemin
Au-delà des deux scénarios
Faire croître nos espaces libérés
Résister et construire, tout ensemble
Compter avec d’autres forces que les nôtres
Remarques finales
Annexe : estimation du temps d’activité socialement nécessaire
Bibliographie
Remerciements.

VERRAES: Pasolini/Sade: Une leçon de choses

jeudi, novembre 27th, 2014

Crítica ao capitalismo.

PASOLINI / SADE : UNE LEÇON DE CHOSES

L’orgie sadienne est un tableau vivant conçu sur le modèle de l’atelier où, placé sous l’autorité d’un régisseur-contremaître, chacun accomplit son ouvrage. Dans la stricte observation des horaires et l’exécution de travaux planifiés, le groupe prend corps et la machine s’active, stérile. Sa Loi : tout se perd (ou se conserve), rien ne se transforme (rien ne se transmet). « Salò ou les 120 journées de Sodome » est un traité de pédagogie négative – où la consommation est la règle, nulle initiation n’est pensable –, un tableau mécanique destiné à l’apprentissage du seul spectateur.

Note: Autour du même sujet/film, voir aussi: http://etoiles.noblogs.org/post/2015/01/03/vassort-sade-et-lesprit-du-neoliberalisme/

DEBORD: La planète malade

jeudi, novembre 27th, 2014

La planète malade

traduções em português:

http://www.culturaebarbarie.org/sopro/arquivo/planetadoente.html

http://juralibertaire.over-blog.com/article-13908597.html

chaîne de consommation >..< cadeia de consumo
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chaîne de production >..< cadeia de produção

Guy Debord (1971)

La « pollution » est aujourd’hui à la mode, exactement de la même manière que la révolution : elle s’empare de toute la vie de la société, et elle est représentée illusoirement dans le spectacle. Elle est bavardage assommant dans une pléthore d’écrits et de discours erronés et mystificateurs, et elle prend tout le monde à la gorge dans les faits. Elle s’expose partout en tant qu’idéologie, et elle gagne du terrain en tant que processus réel.

Ces deux mouvements antagonistes, le stade suprême de la production marchande et le projet de sa négation totale, également riches de contradictions en eux-mêmes, grandissent ensemble. Ils sont les deux côtés par lesquels se manifeste un même moment historique longtemps attendu, et souvent prévu sous des figures partielles inadéquates : l’impossibilité de la continuation du fonctionnement du capitalisme.

L’époque qui a tous les moyens techniques d’altérer absolument les conditions de vie sur toute la Terre est également l’époque qui, par le même développement technique et scientifique séparé, dispose de tous les moyens de contrôle et de prévision mathématiquement indubitable pour mesurer exactement par avance où mène – et vers quelle date – la croissance automatique des forces productives aliénées de la société de classes : c’est à dire pour mesurer la dégradation rapide des conditions mêmes de la survie, au sens le plus général et le plus trivial du terme.

Tandis que des imbéciles passéistes dissertent encore sur, et contre, une critique esthétique de tout cela, et croient se montrer lucides et modernes en affectant d’épouser leur siècle, en proclamant que l’autoroute ou Sarcelles ont leur beauté que l’on devrait préférer à l’inconfort des « pittoresques » quartiers anciens, ou en faisant gravement remarquer que l’ensemble de la population mange mieux, en dépit des nostalgiques de la bonne cuisine, déjà le problème de la dégradation de la totalité de l’environnement naturel et humain a complètement cessé de se poser sur le plan de la prétendue qualité ancienne, esthétique ou autre, pour devenir radicalement le problème même de la possibilité matérielle d’existence du monde qui poursuit un tel mouvement. L’impossibilité est en fait déjà parfaitement démontrée par toute la connaissance scientifique séparée, qui ne discute plus que de l’échéance ; et des palliatifs qui pourraient, si on les appliquait fermement, la reculer légèrement. Une telle science ne peut qu’accompagner vers la destruction le monde qui l’a produite et qui la tient ; mais elle est forcée de le faire avec les yeux ouverts. Elle montre ainsi, à un degré caricatural, l’inutilité de la connaissance sans emploi.

On mesure et on extrapole avec une précision excellente l’augmentation rapide de la pollution chimique de l’atmosphère respirable ; de l’eau des rivières, des lacs et déjà des océans, et l’augmentation irréversible de la radioactivité accumulée par le développement pacifique de l’énergie nucléaire ; des effets du bruit ; de l’envahissement de l’espace par des produits en matières plastiques qui peuvent prétendre à une éternité de dépotoir universel ; de la natalité folle ; de la falsification insensée des aliments ; de la lèpre urbanistique qui s’étale toujours plus à la place de ce que furent la ville et la campagne ; ainsi que des maladies mentales – y compris les craintes névrotiques et les hallucinations qui ne sauraient manquer de se multiplier bientôt sur le thème de la pollution elle-même, dont on affiche partout l’image alarmante – et du suicide, dont les taux d’expansion recoupent déjà exactement celui de l’édification d’un tel environnement (pour ne rien dire des effets de la guerre atomique ou bactériologique, dont les moyens sont en place comme l’épée de Damoclès, mais restent évidemment évitables).

Bref, si l’ampleur et la réalité même des « terreurs de l’An Mil » sont encore un sujet controversé parmi les historiens, la terreur de l’An Deux Mille est aussi patente que bien fondée ; elle est dès à présent certitude scientifique. Cependant, ce qui se passe n’est rien de foncièrement nouveau : c’est seulement la fin forcée du processus ancien. Une société toujours plus malade, mais toujours plus puissante, a recréé partout concrètement le monde comme environnement et décor de sa maladie, en tant que planète malade. Une société qui n’est pas encore devenue homogène et qui n’est pas déterminée par elle-même, mais toujours plus par une partie d’elle-même qui se place au-dessus d’elle, qui lui est extérieure, a développé un mouvement de domination de la nature qui ne s’est pas dominé lui-même. Le capitalisme a enfin apporté la preuve, par son propre mouvement, qu’il ne peut plus développer les forces productives ; et ceci non pas quantitativement, comme beaucoup avaient cru le comprendre, mais qualitativement.

Cependant, pour la pensée bourgeoise, méthodologiquement, seul le quantitatif est le sérieux, le mesurable, l’effectif ; et le qualitatif n’est que l’incertaine décoration subjective ou artistique du vrai réel estimé à son vrai poids. Pour la pensée dialectique au contraire, donc pour l’histoire et pour le prolétariat, le qualitatif est la dimension la plus décisive du développement réel. Voilà bien ce que, le capitalisme et nous, nous aurons fini par démontrer.

Les maîtres de la société sont obligés maintenant de parler de la pollution, et pour la combattre (car ils vivent, après tout, sur la même planète que nous ; voilà le seul sens auquel on peut admettre que le développement du capitalisme a réalisé effectivement une certaine fusion des classes) et pour la dissimuler : car la simple vérité des nuisances et des risques présents suffit pour constituer un immense facteur de révolte, une exigence matérialiste des exploités, tout aussi vitale que l’a été la lutte des prolétaires du XIX siècle pour la possibilité de manger. Après l’échec fondamental des tous les réformismes du passé – qui tous aspiraient à la solution définitive du problème des classes -, un nouveau réformisme se dessine, qui obéit aux mêmes nécessités que les précédents : huiler la machine et ouvrir de nouvelles occasions de profit aux entreprises de pointe. Le secteur le plus moderne de l’industrie se lance sur les différents palliatifs de la pollution, comme sur un nouveau débouché, d’autant plus rentable qu’une bonne part du capital monopolisé par l’État y est à employer et manoeuvrer. Mais si ce nouveau réformisme a d’avance la garantie de son échec, exactement pour les mêmes raisons que les réformismes passés, il entretient vis-à-vis d’eux cette radicale différence qu’il n’a plus le temps devant lui.

Le développement de la production s’est entièrement vérifié jusqu’ici en tant qu’ accomplissement « de l’économie politique : développement de la misère, qui a envahi et abîmé le milieu même de la vie. La société où les producteurs se tuent au travail, et n’ont qu’à en contempler le résultat, leur donne franchement à voir, et à respirer, le résultat général du travail aliéné en tant que résultat de mort. Dans la société de l’économie sur-développée, tout est entré dans la sphère des biens économiques, même l’eau des sources et l’air des villes, c’est-à-dire que tout est devenu le mal économique, « reniement achevé de l’homme » qui atteint maintenant sa parfaite conclusion matérielle. Le conflit des forces productives modernes et des rapports de production, bourgeois ou bureaucratiques, de la société capitaliste est entré dans sa phase ultime. La production de la non-vie a poursuivi de plus en plus vite son processus linéaire et cumulatif ; venant de franchir un dernier seuil dans son progrès, elle produit maintenant directement la mort.

La fonction dernière, avouée, essentielle, de l’économie développée aujourd’hui, dans le monde entier où règne le travail-marchandise, qui assure tout le pouvoir à ses patrons, c’est « la production des emplois ». On est donc bien loin des idées progressistes du siècle précédent sur la diminution possible du travail humain par la multiplication scientifique et technique de la productivité, qui était censée assurer toujours plus aisément la satisfaction des besoins « antérieurement reconnus par tous comme réels », et sans « altération fondamentale » de la qualité même des biens qui se trouveraient disponibles. C’est à présent pour produire des emplois , jusque dans les campagnes vidées de paysans, c’est-à-dire pour utiliser du travail humain en tant que travail aliéné , en tant que salariat, que l’on fait « tout le reste » ; et donc que l’on menace stupidement les bases, actuellement plus fragiles encore que la pensée d’un Kennedy ou d’un Brejnev, de la vie de l’espèce.

Le vieil océan est en lui-même indifférent à la pollution ; mais l’histoire ne l’est pas. Elle ne peut être sauvée que par l’abolition du travail-marchandise. Et jamais la conscience historique n’a eu autant besoin de dominer de toute urgence son monde, car l’ennemi qui est à sa porte n’est plus l’illusion, mais sa mort.

Quand les pauvres maîtres de la société dont nous voyons le déplorable aboutissement , bien pire que toutes les condamnations que purent fulminer autrefois les plus radicaux des utopistes, doivent présentement avouer que notre environnement est devenu social ; que la gestion de tout est devenue une affaire directement politique, jusqu’à l’herbe des champs et la possibilité de boire, jusqu’à la possibilité de dormir sans trop de somnifères ou de se laver sans souffrir d’allergies, dans un tel moment on voit bien aussi que la vieille politique spécialisée doit avouer qu’elle est complètement finie.

Elle est finie dans la forme suprême de son volontarisme : le pouvoir bureaucratique totalitaire des régimes dits socialistes, parce que les bureaucrates au pouvoir ne se sont même pas montrés capables de gérer le stade antérieur de l’économie capitaliste. S’ils polluent beaucoup moins – les États-Unis à eux seuls produisent 50 % de la pollution mondiale -, c’est parce qu’ils sont beaucoup plus pauvres. Ils ne peuvent, comme par exemple la Chine, en y bloquant une part disproportionnée de son budget de misère, que se payer la part de pollution de prestige des puissances pauvres ; quelques redécouvertes et perfectionnements dans les techniques de la guerre thermonucléaire, ou plus exactement de son spectacle menaçant. Tant de pauvreté, matérielle et mentale, soutenue par tant de terrorisme, condamne les bureaucraties au pouvoir. Et ce qui condamne le pouvoir bourgeois le plus modernisé, c’est le résultat insupportable de tant de richesse effectivement empoisonnée. La gestion dite démocratique du capitalisme, dans quelque pays que ce soit, n’offre que ses élections-démissions qui, on l’a toujours vu, ne changeaient jamais rien dans l’ensemble, et même fort peu dans le détail, à une société de classes qui s’imaginait qu’elle pourrait durer indéfiniment. Elles n’y changent rien de plus au moment où cette gestion elle-même s’affole et feint de souhaiter, pour trancher certains problèmes secondaires mais urgents, quelques vagues directives de l’électorat aliéné et crétinisé (U.S.A., Italie, Angleterre, France). Tous les observateurs spécialisés avaient toujours relevé – sans trop s’embarrasser

à l’expliquer – ce fait que l’électeur ne change presque jamais d’ « opinion » : c’est justement parce qu’il est l’électeur, celui qui assume, pour un bref instant, le rôle abstrait qui est précisément destiné à l’empêcher d’être par lui-même, et de changer (le mécanisme a été démonté cent fois, tant par l’analyse politique démystifiée que par les explications de la psychanalyse révolutionnaire). L’électeur ne change pas davantage quand le monde change toujours plus précipitamment autour de lui et, en tant qu’ électeur, il ne changerait même pas à la veille de la fin du monde. Tout système représentatif est essentiellement conservateur, alors que les conditions d’existence de la société capitaliste n’ont jamais pu être conservées : elles se modifient sans interruption, et toujours plus vite, mais la décision – qui est toujours finalement décision de laisser faire le processus même de la production marchande – est entièrement laissée à des spécialistes publicistés ; qu’ils soient seuls dans la course ou bien en concurrence avec ceux qui vont faire la même chose, et d’ailleurs l’annoncent hautement. Cependant, l’homme qui vient de voter « librement » pour les gaullistes ou le P.C.F., tout autant que l’homme qui vient de voter, contraint et forcé, pour un Gomulka, est capable de montrer ce qu’il est vraiment, la semaine d’après, en participant à une grève sauvage ou à une insurrection.

La soi-disant « lutte contre la pollution », par son côté étatique et réglementaire, va d’abord créer de nouvelles spécialisations, des services ministériels, des jobs, de l’avancement bureaucratique. Et son efficacité sera tout à fait à la mesure de tels moyens. Elle ne peut devenir une volonté réelle, qu’en transformant le système productif actuel dans ses racines mêmes. Et elle ne peut être appliquée fermement qu’à l’instant où toutes ses décisions, prises démocratiquement en pleine connaissance de cause, par les producteurs, seront à tout instant contrôlées et exécutées par les producteurs eux-mêmes (par exemple les navires déverseront immanquablement leur pétrole en mer tant qu’ils ne seront pas sous l’autorité de réels soviets de marins).

Pour décider et exécuter tout cela, il faut que les producteurs deviennent adultes : il faut qu’ils s’emparent tous du pouvoir.

L’optimisme scientifique du XIX siècle s’est écroulé sur trois points essentiels. Premièrement, la prétention de garantir la révolution comme résolution heureuse des conflits existants (c’était l’illusion hégélo-gauchiste et marxiste ; la moins ressentie dans l’intelligentsia bourgeoise, mais la plus riche, et finalement la moins illusoire). Deuxièmement, la vision cohérente de l’univers, et même simplement de la matière. Troisièmement, le sentiment euphorique et linéaire du développement des forces productives. Si nous dominons le premier point, nous aurons résolu le troisième ; et nous saurons bien plus tard faire du second notre affaire et notre jeu. Il ne faut pas soigner les symptômes mais la maladie même. Aujourd’hui la peur est partout, on n’en sortira qu’en se confiant à nos propres forces, à notre capacité de détruire toute aliénation existante, et toute image du pouvoir qui nous a échappé. En remettant tout, excepté nous-mêmes, au seul pouvoir des Conseils des Travailleurs possédant et reconstruisant à tout instant la totalité du monde, c’est-à-dire à la rationalité vraie, à une légitimité nouvelle.

En matière d’environnement « naturel » et construit, de natalité, de biologie, de production, de « folie »., il n’y aura pas à choisir entre la fête et le malheur mais consciemment et à chaque carrefour, entre mille possibilités heureuses ou désastreuses, relativement corrigibles et, d’autre part, le néant. Les choix terribles du futur proche laissent cette seule alternative : démocratie totale ou bureaucratie totale. Ceux qui doutent de la démocratie totale doivent faire des efforts pour se la prouver à eux-mêmes, en lui donnant l’occasion de se prouver en marchant ; ou bien il ne leur reste qu’à acheter leur tombe à tempérament, car « l’autorité, on l’a vue à l’ oeuvre, et ses oeuvres la condamnent » (Joseph Déjacque).

« La révolution ou la mort », ce slogan n’est plus l’expression lyrique de la conscience révoltée, c’est le dernier mot de la pensée scientifique de notre siècle. Ceci s’applique aux périls de l’espèce comme à l’impossibilité d’adhésion pour les individus. Dans cette société où le suicide progresse comme on sait, les spécialistes ont dû reconnaître, avec un certain dépit, qu’il était retombé à presque rien en mai 1968. Ce printemps obtint aussi, sans précisément y monter à l’assaut, un beau ciel, parce que quelques voitures avaient brûlé et que toutes les autres manquaient d’essence pour polluer. Quand il pleut, quand il y a de faux nuages sur Paris, n’oubliez jamais que c’est la faute du gouvernement. La production industrielle aliénée fait la pluie.

La révolution fait le beau temps.

Guy Debord

https://infokiosques.net/spip.php?article966

PRECIADO: Par la fragilité…

jeudi, novembre 27th, 2014

Le courage d’être soi

21 novembre 2014 à 17:06

CHRONIQUE

Lorsque j’ai reçu cette invitation pour parler du courage d’être moi (1), mon ego a d’abord ronronné comme si on lui proposait une page de publicité dont il serait en même temps l’objet et le consommateur. Je me voyais déjà médaillé, héroïque… puis la mémoire des subalternes m’a attaqué et a effacé toute complaisance.

Vous m’octroyez aujourd’hui le privilège d’évoquer «mon» courage d’être moi après m’avoir fait porter le fardeau de l’exclusion et de la honte pendant toute mon enfance. Vous venez m’offrir ce privilège comme vous donneriez un petit verre à un malade souffrant de cirrhose, tout en niant mes droits fondamentaux, au nom de la nature et de la nation, tout en confisquant mes cellules et mes organes pour votre gestion politique délirante. Vous m’accordez ce courage comme on laisserait quelques jetons de casino à un addict au jeu, tout en continuant de refuser de m’appeler par un nom masculin, ou d’accorder mon nom avec des adjectifs non féminins, tout simplement parce que je n’ai ni les documents officiels nécessaires ni la barbe.

Vous nous réunissez ici comme un groupe d’esclaves qui ont su allonger leurs chaînes, mais qui restent toujours plus au moins coopérants, qui ont obtenu leurs diplômes et qui acceptent de parler le langage des maîtres : nous sommes là, devant vous, tous des corps assignés femmes à la naissance, Catherine Millet, Cécile Guibert, Hélène Cixous, des salopes, des bisexuelles, des femmes à la voix rauque, des Algériennes, des juives, des typées, des hommasses, des Espagnoles. Mais quand en aurez-vous marre de vous asseoir face à notre «courage» comme on se met devant un divertissement ? Quand en aurez-vous marre de nous altériser pour devenir vous-mêmes ?

Vous m’accordez du courage, j’imagine, parce que j’ai milité aux côtés des putes, des sidaïques et des handis, j’ai parlé dans mes livres de mes pratiques sexuelles avec des godes et des prothèses, j’ai raconté ma relation à la testostérone. Ceci est tout mon monde. Ceci est ma vie et je l’ai vécue sans courage, mais avec enthousiasme et jubilation. Mais vous ne savez rien de ma joie. Vous préférez me plaindre et m’accordez encore du courage parce que dans notre régime politico-sexuel, dans le capitalisme pharmacopornographique régnant, nier la différence du sexe équivaut à nier l’incarnation de Christ au Moyen Age. Vous m’allouez un bon gros courage parce que face aux théorèmes génétiques et aux papiers administratifs, nier la différence sexuelle aujourd’hui est comparable à venir cracher à la face du roi au XVe siècle.

Et vous me dites : «Parle-nous du courage d’être toi», comme les juges du tribunal de l’Inquisition ont dit à Giordano Bruno pendant huit ans : «Parlez-nous de l’héliocentrisme, de l’impossibilité de la Sainte Trinité», tout en préparant le petit bois pour faire un grand feu. Effectivement, comme Giordano Bruno, et même si je vois déjà les flammes, je pense qu’un petit changement de cap ne suffira pas. Qu’il va falloir tout chambouler. Eclater le champ sémantique et le domaine pragmatique. Sortir du rêve collectif de la vérité du sexe, comme il a fallu sortir de l’idée selon laquelle le Soleil tournait autour de la Terre. Pour parler du sexe, du genre et de la sexualité, il faut commencer par un acte de rupture épistémologique, un désaveu catégoriel, un craquement de la colonne conceptuelle permettant les prémices d’une émancipation cognitive : il faut abandonner totalement le langage de la différence sexuelle et de l’identité sexuelle (même le langage de l’identité stratégique, comme le veut Spivak, ou de l’identité nomade, comme le veut Rossi Braidotti). Le sexe et la sexualité ne sont pas la propriété essentielle du sujet, mais bien le produit de diverses technologies sociales et discursives, de pratiques politiques de gestion de la vérité et de la vie. Le produit de votre courage. Il n’y a pas des sexes et des sexualités mais des usages du corps reconnus naturels ou sanctionnés en tant que déviants. Et ce n’est pas la peine de sortir votre dernière carte transcendantale : la maternité comme différence essentielle. La maternité n’est qu’un usage possible du corps, parmi d’autres, ce n’est pas une garantie de différence sexuelle, ni de féminité.

Gardez donc le courage pour vous. Pour vos mariages et vos divorces, pour vos tromperies et vos mensonges, pour vos familles, votre maternité, vos enfants et vos petits enfants. Gardez le courage qu’il vous faut pour maintenir la norme. Le sang-froid de prêter vos corps à l’incessant processus de répétition régulée. Le courage, comme la violence et le silence, comme la force et l’ordre, sont de votre côté. Au contraire, je revendique aujourd’hui le légendaire manque de courage de Virginia Woolf et de Klaus Mann, d’Audre Lorde et d’Adrienne Rich, d’Angela Davis et de Fred Moten, de Kathy Acker et d’Annie Sprinkle, de June Jordan et de Pedro Lemebel, d’Eve Kosofsky Sedgwick et de Gregg Bordowitz, de Guillaume Dustan et d’Amelia Baggs, de Judith Butler et de Dean Spade.

Mais parce que je vous aime, mes courageux égaux, je vous souhaite de manquer de courage, à votre tour. Je vous souhaite de ne plus avoir la force de répéter la norme, de ne plus avoir l’énergie de fabriquer l’identité, de perdre la foi en ce que disent vos papiers sur vous. Et une fois que vous aurez perdu tout courage, lâches de joie, je vous souhaite d’inventer un mode d’emploi pour votre corps. Car parce que je vous aime, je vous désire faibles et méprisables. Car c’est par la fragilité que la révolution œuvre.

(1) Philosophe, directrice de recherches au musée d’Art contemporain de Barcelone (Macba), Beatriz Preciado a écrit ce texte à l’occasion d’un débat sur le courage d’être soi, organisé par le festival Mode d’emploi qui se tient à Lyon et sa région jusqu’au 30 novembre. www.festival-modedemploi.net

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Beatriz Preciado et Frédéric Worms.

Beatriz PRECIADO (philosophe, directrice du Programme d’études indépendantes musée d’Art contemporain de Barcelone, Macba)

 

http://www.liberation.fr/chroniques/2014/11/21/le-courage-d-etre-soi_1147950