GROTHENDIECK: Critique de la science en Occident

A traduzir…

Aparece ao final, numa resposta, o termo de ‘Nova Igreja Universal’ pra tratar da relação das pessoas às Ciências.

 

Allons-nous continuer la recherche scientifique ? 

1972 

Introduction 

Alexandre Grothendieck a certainement été un des plus grand 
mathématicien du XX e siècle. Mais si son nom est aujourd'hui encore connu 
dans le cercle très restreint des chercheurs en mathématiques et de leurs 
étudiants, il l'est certainement moins du public peu ou pas scientifique. 

En effet, à l'heure où les chercheurs défilent dans les rues en scandant 
"Sauvons la recherche !" afin d'obtenir des crédits supplémentaires et des 
conditions de travail moins humiliantes sans vouloir un seul instant se 
poser la question de la finalité de leur travaux et de leur responsabilité 
dans la dégradation continue des conditions de la vie - y compris la leur -, 
les écrits autres que mathématiques de Grothendieck mériteraient d'être 
mieux connus. 

Dans les années 1970, non seulement ce brillant chercheur démissionna 
pour ne pas mettre ses talents au service d'une institution financée en 
(petite) partie par l'Armée, mais il prit publiquement position - à travers 
ses cours de mathématiques, des conférences données dans plusieurs pays 
et une revue d'écologie radicale qu'il fondera avec d'autres scientifiques - 
contre la poursuite de la recherche scientifique au prétexte qu'elle est « un 
des facteurs, parmi bien d'autres, menaçant la survie de l'espèce humaine » 
en étant le principal vecteur de l'innovation technologique qui permet au 
capitalisme industriel de tirer le meilleur parti des hommes et de la nature. 

Nous voici loin des revendications corporatistes des rats de laboratoire... 

Cette brochure reproduit donc trois textes où Grothendieck expose les 
raisons de son désengagement de la recherche scientifique et de son 
engagement militant en faveur du mouvement "écologique". 

On trouvera dans ces textes un certain optimisme propre à l'ambiance 
contestataire des années 1970 et aussi un peu de naïveté, notamment sur la 
nature du régime maoïste en Chine Populaire. Il semblerait que dans les 
milieux scientifiques "de gauche" à cette époque, les illusions sur ce régime 



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soient assez partagées 1 , malgré le caractère extrêmement grossier de la 
propagande chinoise qui faisait alors écho à la contestation occidentale sur 
certains points. 

Si l'on veut bien mettre cela de côté, on verra que plus de trente ans 
après, les motivations de Grothendieck restent toujours autant d'actualité. 

Bertrand Louart - juin 2005 



Biographie 



Alexandre Grothendieck est né le 28 mars 1928 à Berlin, de parents 
d'origine russe, Juifs et anarchistes. En exil, son père est photographe et sa 
mère travaille de temps à autre comme journaliste. 

En 1933, ils fuient l'Allemagne nazie vers Paris, puis participent à la 
guerre civile espagnole, avant de s'installer dans le sud-ouest de la France. 
Entre 1940 et 1942, Alexandre et sa mère son internés dans le camp de 
concentration de Rieucros, non loin de Mende, comme "indésirables" du fait 
de leur nationalité allemande. Alexandre va à l'école à l'extérieur du camp, 
et c'est à cette époque que naît sa passion pour les mathématiques. Son 
père est interné dans le camp de Le Vernet, il sera envoyé ensuite à 
Auschwitz où il mourra en 1942. Après la Libération, Alexandre et sa mère 
s'installent à Montpellier. 

En 1948, il décide de poursuivre des études en mathématiques à Paris. Il 
est admis dans les séminaires de l'École Normale Supérieure [ENS], en 
1949 à l'université de Nancy. En six mois, il résout quatorze problèmes de 
mathématiques, chacun de ces problèmes étant équivalent à un sujet de 
thèse de doctorat. Il rencontre alors les grands mathématiciens du moment, 
il devient aussi membre du groupe Bourbaki. En 1959, il est nommé à un 
poste de professeur à l'Institut des Hautes Études Scientifiques (IHES) de 
Paris, nouvellement créé. Michel Demazure, ancien élève thésard, 
témoigne : 



1 Voir, par exemple, (Auto] critique de la science (1973) ou L'idéologie de/dans la science (1977) 
dans la collection "science ouverte" dirigée par Jean-Marc Lévy-Leblond aux éditions du Seuil. 



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« Grothendieck avait une vision très forte qui en imposait, et un rythme 
infernal. Pour lui, tout était lié dans les mathématiques, le chemin était aussi 
important que le but. La démonstration d'un théorème n'était qu'un sous produit 
de la démarche suivie qui devait, elle, répondre à une démarche globale et 
harmonieuse. Sa devise était : "Pas de concessions, pas d'économie, pas de faux 
semblants, pas de raccourcis !". » 

En 1966, il obtient la médaille Fields, mais il refuse de se rendre à Moscou 
pour la recevoir, « en protestation contre les traitements infligés par les 
Soviétiques aux écrivains Siniavski et Daniel ». On la lui remet plus tard, 
mais il l'offre au Viêt-nam, afin qu'il utilise son or. Il y enseigne d'ailleurs 
plusieurs semaines sous les bombardements américains. 

Lorsqu'en 1970, Grothendieck découvre que l'IHES reçoit des 
financements du Ministère de la Défense, il démissionne, arrête ses 
recherches et s'engage auprès du mouvement de contestation écologiste en 
créant le 27 juillet 1970 à Montréal la revue Survivre (publié au Canada et 
en France, qui prendra ensuite le titre de Survivre et Vivre et aura 19 
numéros), et en prônant l'arrêt de la recherche scientifique dans ses cours 
et conférences z . Il entre au Collège de France et intitule son cours Faut-il 
continuer la recherche scientifique ? 3 ; son contrat n'est pas renouvelé et la 
brouille avec ses anciens collègues, qui ne veulent pas entendre parler de 
ses activités politiques, est consommée. En 1973, il revient à Montpellier où 
il enseigne les mathématiques et en 1984, il réintègre le CNRS. 

Il commence alors la rédaction d'une sorte d'autobiographie, Récoltes et 
semailles, Réflexions et témoignages sur un passé de mathématicien, pour 
laquelle il tentera en vain de trouver un éditeur. Il faut dire qu'en 1986, le 
texte dactylographié représente quelques 1 500 pages dactylographiées, 
dont une grande partie est consacrée à des "règlements de compte" avec 
ses anciens collègues mathématiciens, dont il estime qu'ils ont repris, voire 
pillé ses travaux en omettant de le citer. 

En avril 1988, l'Académie Royale des Sciences de Suède lui décerne le 
Prix Crafoord (équivalent du prix Nobel pour les mathématiques), avec l'un 
de ses anciens élèves, le belge Pierre Deligne. Mais dans une lettre, publiée 
par le journal Le Monde 4 , il donne les raisons pour lesquelles il refuse ce 
prix. 



2 Voir ci-dessous Comment je suis devenu militant ? 

3 Voir ci-dessous la retranscription de la conférence-débat donnée à l'amphithéâtre du CERN. 
Dans cette édition, nous nous sommes efforcés d'améliorer l'expression sans modifier le 
contenu du discours afin d'atténuer le style parlé, parfois chaotique, et ainsi rendre le texte 
plus lisible. Nous avons reproduit uniquement la traduction française des questions posées en 
anglais. 

4 Voir ci-dessous Le mathématicien français A. Grothendieck refuse le prix Crafoord. 



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En octobre 1988, il prend sa retraite et part vivre seul et isolé à Aumettes, 
un village du Vaucluse. Un jour, des journalistes le prennent en photo 
contre son gré et les publient sans son accord 5 . Aussi, en 1991, il part 
dAumettes pour s'installer quelque part dans le sud, s'isoler davantage. 
« Grothendieck est vivant », assurent ses anciens élèves et amis, « mais il ne 
veut plus recevoir de courrier et veut vivre isolé ». 



Source des textes : Grothendieck Circle 
<http://www.math.jussieu.fr/~leila/index.php> 



Printemps 1972 

n°ll 




Une couverture de la revue d'écologie critique 
animée notamment par Grothendieck 



5 L'une d'entre elle est reprise dans Science & Vie n°935, août 1995. 



Survivre et Vivre n°6 - Janvier 1 971 



Comment je suis 
devenu militant 

Ce qui suit reproduit approximativement la présentation 
d'Alexandre Grothendieck par lui-même au cours de la discussion 
publique Le Travailleur Scientifique et la Machine Sociale qui a eu 
lieu à la Faculté des Sciences de Paris (Paris VI), le mardi 15 décembre 
1970, avec la participation du comité Survivre. Un compte-rendu de 
cette discussion par Denis Guedj suit le présent exposé. Le cas de A. 
Grothendieck, décrit par lui-même dans les lignes qui suivent, nous 
paraît d'autant plus symptomatique d'un certain mouvement 
nécessaire qui s'amorce depuis quelques temps, "pour elle-même". 
L'espoir de la survie nous semble en premier lieu lié à celui que de tels 
"réveils" ne restent pas des cas isolés, mais finissent par former un 
courant d'une puissance toujours croissante. Notre but - celui de 
Survivre - est d'y contribuer dans la mesure de nos forces. 

Il est assez peu courant que des scientifiques se posent la question du 
rôle de leur science dans la société. J'ai même l'impression très nette que 
plus ils sont haut situés dans la hiérarchie sociale, et plus par conséquent ils 
se sont identifiés à l'establishment, ou du moins contents de leur sort, moins 
ils ont tendance à remettre en question cette religion qui nous a été 
inculquée dès les bancs de l'école primaire : toute connaissance scientifique 
est bonne, quelque soit son contexte ; tout progrès technique est bon. Et 
comme corollaire : la recherche scientifique est toujours bonne. Aussi les 
scientifiques, y compris les plus prestigieux, ont-ils généralement une 
connaissance de leur science exclusivement "de l'intérieur", plus 
éventuellement une connaissance de certains rapports administratifs de 
leur science avec le reste du monde. Se poser une question comme : « La 



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science actuelle en général, ou mes recherches en particulier, sont-elles 
utiles, neutres ou nuisibles à l'ensemble des hommes ? » - cela n'arrive 
pratiquement jamais, la réponse étant considérée comme évidente, par les 
habitudes de pensée enracinées depuis l'enfance et léguées depuis des 
siècles. Pour ceux d'entre-nous qui sommes des enseignants, la question de 
la finalité de l'enseignement, ou même simplement celle de son adaptation 
aux débouchés, est tout aussi rarement posée. 

Pas plus que mes collègues, je n'ai fait exception à la règle. Pendant près 
de vingt-cinq ans, j'ai consacré la totalité de mon énergie intellectuelle à la 
recherche mathématique, tout en restant dans une ignorance à peu près 
totale sur le rôle des mathématiques dans la société, id est pour l'ensemble 
des hommes, sans même m'apercevoir qu'il y avait là une question qui 
méritait qu'on se la pose ! La recherche avait exercé sur moi une grande 
fascination, et je m'y étais lancé dès que j'étais étudiant, malgré l'avenir 
incertain que je prévoyais comme mathématicien, alors que j'étais étranger 
en France. Les choses se sont aplanies par la suite : j'ai découvert l'existence 
du CNRS et j'y ai passé huit années de ma vie, de 1950 à 1958, toujours 
émerveillé à l'idée que l'exercice de mon activité favorite m'assurait en 
même temps la sécurité matérielle, plus généreusement d'ailleurs d'année 
en année. Depuis 1959, j'ai été professeur à l'Institut des Hautes Etudes 
Scientifiques (IHES) qui est un petit institut de recherche pure créé à ce 
moment, subventionné à l'origine uniquement par des fonds privés 
(industries). Avec mes quelques collègues, j'y jouissais de conditions de 
travail exceptionnellement favorables, comme on en trouve guère ailleurs 
qu'à Y Institute for Advanced Study, à Princeton, qui avait d'ailleurs servi de 
modèle à l'IHES. Mes relations avec les autres mathématiciens (comme, 
dans une large mesure, celles des mathématiciens entre-eux) se bornaient à 
des discussions mathématiques sur des questions d'intérêts commun, qui 
fournissaient un sujet inépuisable. N'ayant eu d'autre enseignement à 
donner qu'au niveau de la recherche, avec des élèves préparant des thèses, 
je n'avais guère eu l'occasion d'être directement confronté aux problèmes 
de l'enseignement; d'ailleurs, comme la plupart de mes collègues, je 
considérais que l'enseignement au niveau élémentaire était une diversion 
regrettable dans l'activité de recherche, et j'étais heureux d'en être 
dispensé. 

Heureusement, il commence à y avoir une petite minorité de scientifiques 
qui se réveillent plus ou moins brutalement de l'état de quiétude parfaite 
que je viens de décrire. En France, le mois de Mai 1968 a été dans ce sens 
un puissant stimulant sur beaucoup de scientifiques ou d'universitaires. Le 
cas de C. Chevalley est à ce sujet particulièrement éloquent. Pour moi, ces 
événements m'ont fait prendre conscience de l'importance de la question 
de l'enseignement universitaire et de ses relations avec la recherche, et j'ai 



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fait partie d'une commission de travail à la Faculté des Sciences d'Orsay, 
chargée de mettre au point des projets de structure (nos conclusions 
tendant à une distinction assez nette entre le métier d'enseignant et celui 
de chercheur ont été d'ailleurs battues en brèche avec une rare unanimité 
par les assistants et les professeurs, et les rares étudiants qui se sont mêlés 
aux débats...). Cependant, n'étant pas enseignant, ma vie professionnelle n'a 
été en rien modifiée par le grand brassage idéologique de Mai 68. 

Néanmoins, depuis environ une année, j'ai commencé à prendre 
conscience progressivement de l'urgence d'un certain nombre de 
problèmes, et depuis fin juillet 1970 je consacre la plus grande partie de 
mon temps en militant pour le mouvement Survivre, fondé en juillet à 
Montréal. Son but est la lutte pour la survie de l'espèce humaine, et même 
de la vie tout court, menacée par le déséquilibre écologique croissant causé 
par une utilisation indiscriminée de la science et de la technologie et par 
des mécanismes sociaux suicidaires, et menacée également par des conflits 
militaires liés à la prolifération des appareils militaires et des industries 
d'armement. Les questions soulevées dans le petit tract qui a annoncé la 
réunion d'aujourd'hui font partie de la sphère d'intérêt de Survivre, car ils 
nous semblent liées de façon essentielle à la question de notre survie. On 
m'a suggéré de raconter ici comment s'est faite la prise de conscience qui a 
abouti à un bouleversement important de ma vie professionnelle et de la 
nature de mes activités. 

Pour ceci, je devrais préciser que dans mes relations avec la plupart de 
mes collègues mathématiciens, il y avait un certain malaise. Il provenait de 
la légèreté avec laquelle ils acceptaient des contrats avec l'armée 
(américaine le plus souvent), ou acceptaient de participer à des rencontres 
scientifiques financées par des fonds militaires. En fait, à ma connaissance, 
aucun des collègues que je fréquentais ne participait à des recherches de 
nature militaire, soit qu'ils jugent une telle participation comme 
répréhensible, soit que leur intérêt exclusif pour la recherche pure les 
rendent indifférents aux avantages et au prestige qui est attaché à la 
recherche militaire. Ainsi, la collaboration des collègues que je connais avec 
l'armée leur fournit un surplus de ressources ou des commodités de travail 
supplémentaires, sans contre partie apparente — sauf la caution implicite 
qu'ils donnent à l'armée. 

Cela ne les empêche d'ailleurs pas de professer des idées "de gauche" ou 
de s'indigner des guerres coloniales (Indochine, Algérie, Vietnam) menées 
par cette même armée dont ils recueillent volontiers la manne bienfaisante. 
Ils donnent généralement cette attitude comme justification de leur 
collaboration avec l'armée, puisque d'après eux cette collaboration "ne 
limitait en rien" leur indépendance par rapport à l'armée, ni leur liberté 



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d'opinion. Ils se refusent à voir qu'elle contribue à donner une auréole de 
respectabilité et de libéralisme à cet appareil d'asservissement, de 
destruction et d'avilissement de l'homme qu'est l'armée. 

Il y avait là une contradiction qui me choquait. Cependant, habitué depuis 
mon enfance aux difficultés qu'il y a à convaincre autrui sur des questions 
morales qui me semblent évidentes, j'avais le tord d'éviter les discussions 
sur cette question importante, et je me cantonnais dans le domaine des 
problèmes purement mathématiques, qui ont ce grand avantage de faire 
aisément l'accord des esprits. 

Cette situation a continué jusqu'au mois de décembre 1969, où j'appris 
fortuitement que l'IHES était depuis trois ans financé partiellement par des 
fonds militaires. Ces subventions d'ailleurs n'étaient assorties d'aucune 
condition ou entrave dans le fonctionnement scientifiques de IHES, et 
n'avaient pas été portées à la connaissance des professeurs par la direction, 
ce qui explique mon ignorance à leur sujet pendant si longtemps. Je réalise 
maintenant qu'il y avait eu négligence de ma part, et que vu ma ferme 
détermination à ne pas travailler dans une institution subventionnée pas 
l'armée, il m'appartenait de me tenir informé sur les sources de 
financement de l'institution où je travaillais. 

Quoi qu'il en soit, je fis aussitôt mon possible pour obtenir la suppression 
des subventions militaires de l'IHES. De mes quatre collègues, deux étaient 
en principe favorables au maintien de ces subventions, un autre était 
indifférent, un autre hésitant sur la question de principe. 

Tout compte fait, tous quatre auraient préféré la suppression des 
subventions militaires plutôt que mon départ. Ils firent même une 
démarche en ce sens auprès du directeur de l'IHES, contredites peu après 
par des démarches contraires de deux de ces collègues. Aucun d'eux n'était 
disposé à appuyer à fond mon action, ce qui aurait certainement suffit à 
obtenir gain de cause. Il est inutile d'entrer ici dans le détail des péripéties 
qui ont abouti à me convaincre qu'il était impossible d'obtenir une 
quelconque garantie que l'IHES ne serait pas subventionnée par des fonds 
militaires à l'avenir. Cela m'a conduit à quitter cet institut au mois de 
septembre 1970. Pour l'année académique 1970/71, je suis professeur 
associé au Collège de France. 

Après quelques semaines d'amertume et de déception, j'ai réalisé qu'il est 
préférable pour moi que l'issue ait été telle que je l'ai décrite. En effet, 
lorsqu'il semblait à un moment donné que la situation "allait s'arranger", je 
me disposais déjà à retourner entièrement à des efforts purement 
scientifiques. C'est de m'être vu dans une situation où j'ai dû abandonner 
une institution dans laquelle j'avais donné le meilleur de mon œuvre 



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mathématique (et dont j'avais été le premier, avec J. Dieudonné, à fonder la 
réputation scientifique], qui m'a donné un choc d'une force suffisante pour 
m'arracher à mes intérêts purement spéculatifs et scientifiques, et pour 
m'obliger, après des discussions avec de nombreux collègues, à prendre 
conscience du principal problème de notre temps, celui de la survie, dont 
l'armée et les armements ne sont qu'un des nombreux aspects. Ce dernier 
m'apparaît encore comme le plus flagrant du point de vue moral, mais non 
comme le plus fondamental pour l'analyse objective des mécanismes qui 
sont en train d'entraîner l'humanité vers sa propre destruction. 

Alexandre Grothendieck 




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Allons-nous continuer la 
recherche scientifique ? 



Retranscription de la conférence-débat 
donnée à l'amphithéâtre du CERN, 
le 27 janvier 1 972. 

(Transcrit de l'enregistrement magnétique par Jacqueline Picard) 



Dekkers : 

Mesdames et messieurs, bonsoir. 

— Dans nos cycles de conférences, depuis dix ans que nous les 
organisons, nous avons périodiquement demandé à des scientifiques de 
venir nous faire des réflexions sur la science, sur la responsabilité du savant 
et je crois que c'est particulièrement nécessaire de le faire parce que nous 
avons un peu tendance au CERN à nous prendre pour des gens 
extraordinaires qui font des choses théoriques pas dangereuses du tout, au 
sein d'une collaboration européenne exceptionnelle. Alors, toujours pris 
par ces belles idées, on a un peu trop tendance peut-être à s'en satisfaire et 
à ne pas se poser de questions plus profondes. C'est justement pour aller un 
peu plus loin qu'il est utile d'avoir des conférenciers comme Monsieur 
Grothendieck que nous avons ce soir et auquel je cède immédiatement la 
parole. 

Alexandre Grothendieck : 

— Je suis très content d'avoir l'occasion de parler au CERN. Pour 
beaucoup de personnes, dont j'étais, le CERN est une des quelques 
citadelles, si l'on peut dire, d'une certaine science, en fait d'une science de 
pointe : la recherche nucléaire. On m'a détrompé. Il paraît qu'au CERN — le 
Centre Européen de Recherches Nucléaires — , on ne fait pas de recherches 



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nucléaires. Quoiqu'il en soit, je crois que dans l'esprit de beaucoup de gens, 
le CERN en fait. 

La recherche nucléaire est indissolublement associée, pour beaucoup de 
gens également, à la recherche militaire, aux bombes A et H et, aussi, à une 
chose dont les inconvénients commencent seulement à apparaître : la 
prolifération des centrales nucléaires. En fait, l'inquiétude qu'a provoqué 
depuis la fin de la dernière guerre mondiale la recherche nucléaire s'est un 
peu effacée à mesure que l'explosion de la bombe A sur Hiroshima et 
Nagasaki s'éloignait dans le passé. Bien entendu, il y a eu l'accumulation 
d'armes destructives du type A et H qui maintenait pas mal de personnes 
dans l'inquiétude. Un phénomène plus récent, c'est la prolifération des 
centrales nucléaires qui prétend répondre aux besoins croissants en 
énergie de la société industrielle. Or, on s'est aperçu que cette prolifération 
avait un certain nombre d'inconvénients, pour employer un euphémisme, 
« extrêmement sérieux » et que cela posait des problèmes très graves. 
Qu'une recherche de pointe soit associée à une véritable menace à la survie 
de l'humanité, une menace même à la vie tout court sur la planète, ce n'est 
pas une situation exceptionnelle, c'est une situation qui est de règle. Depuis 
un ou deux ans que je commence à me poser des questions à ce sujet, je me 
suis aperçu que, finalement, dans chacune des grandes questions qui 
actuellement menacent la survie de l'espèce humaine, ces questions ne se 
poseraient pas sous la forme actuelle, la menace à la survie ne se poserait 
pas, si l'état de notre science était celle de l'an 1900, par exemple. Je ne 
veux pas dire par là que la seule cause de tous ces maux, de tous ces 
dangers, ce soit la science. Il y a bien entendu, une conjonction de plusieurs 
choses ; mais la science, l'état actuel de la recherche scientifique, joue 
certainement un rôle important. 

Tout d'abord, je pourrais peut-être dire quelques mots personnels. Je suis 
un mathématicien. J'ai consacré la plus grande partie de mon existence à 
faire de la recherche mathématique. En ce qui concerne la recherche 
mathématique, celle que j'ai faite et celle qu'on fait les collègues avec 
lesquels j'ai été en contact, elle me semblait très éloignée de toute espèce 
d'application pratique. Pour cette raison, je me suis senti pendant 
longtemps particulièrement peu enclin à me poser des questions sur les 
tenants et les aboutissants, en particulier sur l'impact social, de cette 
recherche scientifique. Ce n'est qu'à une date assez récente, depuis deux 
ans que j'ai commencé comme cela, progressivement, à me poser des 
questions à ce sujet. Je suis arrivé ainsi à une position où, depuis un an et 
demi en fait, j'ai abandonné toute espèce de recherche scientifique, à 
l'avenir, je n'en ferai que le strict nécessaire pour pouvoir subvenir à mes 
besoins puisque, jusqu'à preuve du contraire, je n'ai pas d'autre métier que 
mathématicien. Je sais bien que je ne suis pas le seul à m'être posé ce genre 



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de question. Depuis une année ou deux, et même depuis les derniers mois, 
de plus en plus de personnes se posent des questions clés à ce sujet. Je suis 
tout à fait persuadé qu'au CERN également beaucoup de scientifiques et de 
techniciens commencent à se les poser. En fait, j'en ai rencontré. En outre, 
moi-même et d'autres connaissons des personnes, au CERN par exemple, 
qui se font des idées « extrêmement sérieuses » au sujet des applications 
dites pacifiques de l'énergie nucléaire ; mais qui n'osent pas les exprimer 
publiquement de crainte de perdre leur place. Bien entendu, il ne s'agit pas 
d'une atmosphère qui serait spéciale au CERN. Je crois que c'est une 
atmosphère qui prévaut dans la plupart des organismes universitaires ou 
de recherche, en France, en Europe, et même, dans une certaine mesure, 
aux États-Unis où les personnes qui prennent le risque d'exprimer 
ouvertement leurs réserves, même sur un terrain strictement scientifique, 
sur certains développements scientifiques, sont quand même une infime 
minorité. 

Ainsi, depuis un an ou deux, je me pose des questions. Je ne les pose pas 
seulement à moi-même. Je les pose aussi à des collègues et, tout 
particulièrement depuis plusieurs mois, six mois peut-être, je profite de 
toutes les occasions pour rencontrer des scientifiques, que ce soit dans les 
discussions publiques comme celle-ci ou en privé, pour soulever ces 
questions. En particulier : « Pourquoi faisons-nous de la recherche 
scientifique ? ». Une question qui est pratiquement la même peut-être, à 
longue échéance du moins, que la question : « Allons-nous continuer la 
recherche scientifique ? ». La chose extraordinaire est de voir à quel point 
mes collègues sont incapables de répondre à cette question. En fait, pour la 
plupart d'entre eux, cette question est simplement si étrange, si 
extraordinaire, qu'ils se refusent même des l'envisager. En tout cas, ils 
hésitent énormément à donner une réponse quelle qu'elle soit. Lorsqu'on 
parvient à arracher une réponse dans les discussions publiques ou privées, 
ce qu'on entend généralement c'est, par ordre de fréquence des réponses : 
« La recherche scientifique ? J'en fais parce que ça me fait bien plaisir, parce 
que j'y trouve certaines satisfactions intellectuelles. » Parfois, les gens 
disent : « Je fais de la recherche scientifique parce qu'il faut bien vivre, 
parce que je suis payé pour cela. » 

En ce qui concerne la première motivation, je peux dire que c'était ma 
motivation principale pendant ma vie de chercheur. Effectivement, la 
recherche scientifique me faisait bien plaisir et je ne me posait guère de 
questions au delà. En fait, si cela me faisait plaisir, c'était en grande partie 
parce que le consensus social me disait que c'était une activité noble, 
positive, une activité qui valait la peine d'être entreprise ; sans du tout 
d'ailleurs, détailler en quoi elle était positive, noble, etc. évidement, 
l'expérience directe me disait que, avec mes collègues, nous construisions 



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quelque chose, un certain édifice. Il y avait un sentiment de progression qui 
donnait une certaine sensation à'achievement... de plénitude disons et, en 
même temps, une certaine fascination dans les problèmes qui se posaient. 

Mais tout ceci, finalement, ne répond pas à la question : « à quoi sert 
socialement la recherche scientifique ? » Parce que, si elle n'avait comme 
but que de procurer du plaisir, disons, à une poignée de mathématiciens ou 
d'autres scientifiques, sans doute la société hésiterait à y investir des fonds 
considérables — en mathématiques ils ne sont pas très considérables ; mais 
dans les autres sciences, ils peuvent l'être. La société hésiterait aussi sans 
doute, à payer tribut à ce type d'activité ; tandis qu'elle est assez muette sur 
des activités qui demandent peut-être autant d'efforts, mais d'un autre 
type, comme de jouer aux billes ou des choses de ce goût-là. On peut 
développer à l'extrême certaines facilités, certaines facultés techniques, 
qu'elles soient intellectuelles, manuelles ou autres, mais pourquoi y a-t-il 
cette valorisation de la recherche scientifique ? C'est une question qui 
mérite d'être posée. 

En parlant avec beaucoup de mes collègues, je me suis aperçu au cours de 
l'année dernière qu'en fait cette satisfaction que les scientifiques sont 
censés retirer de l'exercice de leur profession chérie, c'est un plaisir... qui 
n'est pas un plaisir pour tout le monde ! Je me suis aperçu avec stupéfaction 
que pour la plupart des scientifiques, la recherche scientifique était 
ressentie comme une contrainte, comme une servitude. Faire de la 
recherche scientifique, c'est une question de vie ou de mort en tant que 
membre considéré de la communauté scientifique. La recherche 
scientifique est un impératif pour obtenir un emploi, lorsqu'on s'est engagé 
dans cette voie sans savoir d'ailleurs très bien à quoi elle correspondait. 
Une fois qu'on a son boulot, c'est un impératif pour arriver à monter en 
grade. Une fois qu'on est monté en grade, à supposer même qu'on soit 
arrivé au grade supérieur, c'est un impératif pour être considéré comme 
étant dans la course. On s'attend à ce que vous produisiez. La production 
scientifique, comme n'importe quel autre type de production dans la 
civilisation ambiante, est considérée comme un impératif en soi. Dans tout 
ceci, la chose remarquable est que, finalement, le contenu de la recherche 
passe entièrement au second plan. Il s'agit de produire un certain nombre 
de "papiers". Dans les cas extrêmes, on va jusqu'à mesurer la productivité 
des scientifiques au nombre de pages publiées. Dans ces conditions, pour 
un grand nombre de scientifiques, certainement pour l'écrasante majorité, 
à l'exception véritablement de quelques uns qui ont la chance d'avoir, 
disons, un don exceptionnel ou d'être dans une position sociale et une 
disposition d'esprit qui leur permette de s'affranchir de ces sentiments de 
contrainte, pour la plupart la recherche scientifique est une véritable 
contrainte qui tue le plaisir que l'on peut avoir à l'effectuer. 



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C'est une chose que j'ai découvert avec stupéfaction parce qu'on en parle 
pas. Entre mes élèves et moi, je pensais qu'il y avait des relations 
spontanées et égalitaires. En fait, c'est une illusion dans laquelle j'étais 
enfermé ; sans même que je m'en aperçoive, il y avait une véritable relation 
hiérarchique. Les mathématiciens qui étaient mes élèves ou qui se 
considéraient comme moins bien situés que moi et qui ressentaient, disons, 
une aliénation dans leur travail, n'auraient absolument pas eu l'idée de 
m'en parler avant que, de mon propre mouvement, je quitte le ghetto 
scientifique dans lequel j'étais enfermé et que j'essaie de parler avec des 
gens qui n'étaient pas de mon milieu ; ce milieu de savants ésotériques qui 
faisaient de la haute mathématique. 

Pour illustrer ce point, j'aimerais donner ici un exemple très concret. Je 
suis allé, il y a deux semaines, faire un tour en Bretagne. J'ai eu l'occasion, 
entre autres, de passer à Nantes où j'ai vu des amis, où j'ai parlé dans une 
Maison de Jeunes et de la Culture (MJC) sur le genre de problèmes que nous 
abordons aujourd'hui. J'y étais le lundi. Comme les collègues de l'Université 
de Nantes étaient avertis de ma venue, ils avaient demandé in extremis que 
je vienne, le lendemain après-midi, pour faire une causerie sur des sujets 
mathématiques avec eux. Or il s'est trouvé que, le jour même de ma venue, 
un des mathématiciens de Nantes, M. Molinaro, s'est suicidé. Donc, à cause 
de cet incident malheureux, la causerie mathématique qui était prévue a été 
annulée. Au lieu de ceci, j'ai alors contacté un certain nombre de collègues 
pour demander s'il était possible que l'on se réunisse pour parler un peu de 
la vie mathématique à l'intérieur du département de mathématiques à 
l'Université et pour parler également un peu de ce suicide. Il y a eu une 
séance extrêmement révélatrice du malaise général, cette après-midi là à 
Nantes, où manifestement tout le monde présent — avec une exception je 
dirais — sentait bien clairement que ce suicide était lié de très très près au 
genre de choses que, précisément, on discutait la veille au soir à la MJC. 

En fait, je donnerai peut-être un ou deux détails. Il s'est trouvé que 
Molinaro avait deux thésards auxquels il faisait faire des thèses de 
troisième cycle — je crois que ce n'était pas des thèses d'état. Or, ces thèses 
furent considérées comme n'étant pas de valeur scientifique suffisante. 
Elles furent jugées très sévèrement par Dieudonné qui est un bon collègue à 
moi et avec lequel j'ai écrit un gros traité de géométrie algébrique. Je le 
connais donc très bien, c'est un homme qui a un jugement scientifique très 
sûr, qui est très exigeant sur la qualité d'un travail scientifique. Ainsi, alors 
que ces thèses étaient discutées par la Commission pour l'inscription sur la 
liste d'aptitude aux fonctions de l'Enseignement Supérieur, il les a saqués et 
l'inscription a été refusée. Ceci, bien entendu, a été ressenti comme une 
sorte d'affront personnel par Molinaro qui avait déjà eu des difficultés 
auparavant et il s'est suicidé sur ces circonstances. En fait, j'ai eu un ami 



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mathématicien, qui s'appelait Terenhôfel qui s'est également suicidé. Je 
connais un certain nombre de mathématiciens — je parle surtout ici de 
mathématiciens puisque c'est le milieu que j'ai le mieux connu — qui sont 
devenus fous. 

Je ne pense pas que cela soit une chose propre aux mathématiques. Je 
pense que le genre, disons, d'atmosphère qui prévaut dans le monde 
scientifique, qu'il soit mathématique ou non, une sorte d'atmosphère à l'air 
extrêmement raréfié, et la pression qui s'exerce sur les chercheurs sont 
pour beaucoup dans l'évolution de ces cas malheureux. 

Ceci concernant le plaisir que nous prenons à faire de la recherche 
scientifique. Je crois qu'il peut y avoir plaisir, mais je suis arrivé à la 
conclusion que le plaisir des uns, le plaisir des gens haut placés, le plaisir 
des brillants, se fait aux dépends d'une répression véritable vis-à-vis du 
scientifique moyen. 

Un autre aspect de ce problème qui dépasse les limites de la communauté 
scientifique, de l'ensemble des scientifiques, c'est le fait que ces hautes 
voltiges de la pensée humaine se font au dépends de l'ensemble de la 
population qui est dépossédée de tout savoir. En ce sens que, dans 
l'idéologie dominante de notre société, le seul savoir véritable est le savoir 
scientifique, la connaissance scientifique, qui est l'apanage sur la planète de 
quelques millions de personnes, peut-être une personne sur mille. Tous les 
autres sont censés "ne pas connaître" et, en fait, quand on parle avec eux, ils 
ont bien l'impression de "ne pas connaître". Ceux qui connaissent sont ceux 
qui sont là-haut, dans les hautes sciences : les mathématiciens, les 
scientifiques, les très calés, etc. 

Donc, je pense qu'il y a pas mal de commentaires critiques à faire sur ce 
plaisir que nous retourne la science et sur ses à-côtés. Ce plaisir est une 
sorte de justification idéologique d'un certain cours que la société humaine 
est en train de prendre et, à ce titre, je pense même que la science la plus 
désintéressée qui se fait dans le contexte actuel, et même la plus éloignée 
de l'application pratique, a un impact extrêmement négatif. 

C'est pour cette raison que, personnellement, je m'abstiens actuellement, 
dans toute la mesure du possible, de participer à ce genre d'activités. Je 
voudrais préciser la raison pour laquelle au début j'ai interrompu mon 
activité de recherche : c'était parce que je me rendais compte qu'il y avait 
des problèmes si urgents à résoudre concernant la crise de la survie que ça 
me semblait de la folie de gaspiller des forces à faire de la recherche 
scientifique pure. Au moment où j'ai pris cette décision, je pensais 
consacrer plusieurs années à faire de la recherche, à acquérir certaines 
connaissances de base en biologie, avec l'idée d'appliquer et de développer 



-15- 



des techniques mathématiques, des méthodes mathématiques, pour traiter 
des problèmes de biologie. C'est une chose absolument fascinante pour moi 
et, néanmoins, à partir du moment où des amis et moi avons démarré un 
groupe qui s'appelle "Survivre", pour précisément nous occuper des 
questions de la survie, à partir de ce moment, du jour au lendemain, 
l'intérêt pour une recherche scientifique désintéressée s'est complètement 
évanoui pour moi et je n'ai jamais eu une minute de regrets depuis. 

Il reste la deuxième motivation : la science, l'activité scientifique, nous 
permet d'avoir un salaire, nous permet de vivre. C'est en fait la motivation 
principale pour la plupart des scientifiques, d'après les conversations que 
j'ai pu avoir avec un grand nombre d'entre-eux. Il y aurait aussi pas mal de 
choses à dire sur ce sujet. En particulier, pour les jeunes qui s'engagent 
actuellement dans la carrière scientifique, ceux qui font des études de 
sciences en s'imaginant qu'ils vont trouver un métier tout prêt qui leur 
procurera la sécurité. Je crois qu'il est généralement assez bien connu qu'il 
y a là une grande illusion, à force de produire des gens hautement qualifiés, 
on en a produit vraiment de trop depuis le grand boom dans la production 
de jeunes savants, depuis le Spoutnik il y a une quinzaine d'années, et il y a 
de plus en plus de chômage dans les carrières scientifiques. C'est un 
problème qui se pose de façon de plus en plus aigùe pour un nombre 
croissant de jeunes, surtout de jeunes scientifiques. Aux États-Unis, on doit 
fabriquer chaque année quelque chose comme 1000 ou 1500 thèses rien 
qu'en mathématiques et le nombre de débouchés est à peu près de l'ordre 
du tiers de cela *. 

D'autre part, il n'en reste pas moins que lorsque la science nous permet 
d'avoir un salaire et de subvenir à nos besoins, les liens entre notre travail 
et la satisfaction de nos besoins sont pratiquement tranchés, ce sont des 
liens extrêmement abstraits. Le lien est pratiquement formé par le salaire, 
mais nos besoins ne sont pas directement reliés à l'activité que nous 
exerçons. En fait, c'est cela la chose remarquable, quand on pose la 
question : « à quoi sert socialement la science ? », pratiquement personne 
n'est capable de répondre. Les activités scientifiques que nous faisons ne 
servent à remplir directement aucun de nos besoins, aucun des besoins de 
nos proches, de gens que nous puissions connaître. Il y a aliénation parfaite 
entre nous-même et notre travail. 

Ce n'est pas un phénomène qui soit propre à l'activité scientifique, je 
pense que c'est une situation propre à presque toutes les activités 
professionnelles à l'intérieur de la civilisation industrielle. C'est un des très 
grand vice de cette civilisation industrielle. 



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En ce qui concerne les mathématiques plus particulièrement, depuis 
quelques mois, j'essaie vraiment de découvrir une façon dont la recherche 
mathématique, celle qui s'est faite depuis quelques siècles — je ne parle pas 
nécessairement de la recherche mathématique la plus récente, celle dans 
laquelle j'étais encore impliqué moi-même à date assez récente — pourrait 
servir du point de vue de la satisfaction de nos besoins. J'en ai parlé avec 
toute sorte de mathématiciens depuis trois mois. Personne n'a été capable 
de me donner une réponse. Dans des auditoires comme celui-ci ou des 
groupes de collègues plus petits, personne ne sait. Je ne dirais pas 
qu'aucune de ces connaissances ne soit capable, d'une façon ou d'une autre, 
de s'appliquer pour nous rendre heureux, pour nous permettre un meilleur 
épanouissement, pour satisfaire certains désirs véritables, mais jusqu'à 
maintenant je ne l'ai pas trouvé. Si je l'avais trouvé, j'aurais été beaucoup 
plus heureux, beaucoup plus content à certains égards, du moins jusqu'à 
une date récente. Après tout, je suis mathématicien moi-même et cela 
m'aurait fait plaisir de savoir que mes connaissances mathématiques 
pouvaient servir à quelque chose de socialement positif. Or, depuis deux 
ans que j'essaie de comprendre un petit peu le cours que la société est en 
train de prendre, les possibilités que nous avons pour agir favorablement 
sur ce cours, en particulier les possibilités que nous avons pour permettre 
la survie de l'espèce humaine et pour permettre une évolution de la vie qui 
soit digne d'être vécue, que la survie en vaille la peine, mes connaissances 
de scientifique ne m'ont pas servi une seule fois. 

Le seul point sur lequel ma formation de mathématicien m'ait servi, ce 
n'est pas tellement par ma formation de mathématicien en tant que telle ni 
mon nom de mathématicien, c'était que, puisque j'étais un mathématicien 
connu, j'avais la possibilité de me faire inviter par pas mal d'universités un 
peu partout. Ceci m'a donné la possibilité de parler avec beaucoup de 
collègues, d'étudiants, de gens un peu partout. Cela s'est produit pour la 
première fois au printemps dernier où j'ai fait un tour au Canada et aux 
états-Unis. En l'espace de trois semaines, j'ai visité une vingtaine de 
campus. J'ai retiré un bénéfice énorme de ces contacts ; mes idées, ma 
vision des choses ont énormément évolués depuis ce moment là. Mais c'est 
donc de façon tout-à-fait incidente que ma qualité de mathématicien m'a 
servi ; en tous cas, mes connaissances de mathématiciens y étaient 
vraiment pour rien. 

Je pourrais ajouter que j'ai pris l'habitude, depuis le printemps dernier, 
lorsque je reçois une invitation pour faire des exposés mathématiques 
quelque part, et lorsque je l'accepte, c'est en explicitant que cela ne 
m'intéresse que dans la mesure où un tel exposé me donne l'occasion de 
débattre de problèmes plus importants, tels que celui dont on est en train 
de parler maintenant ici. En général, cela me donne aussi l'occasion de 



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parler avec des non-mathématiciens, avec des scientifiques des autres 
disciplines, et également avec des non-scientifiques. C'est pourquoi je 
demande à mes collègues mathématiciens qu'au moins une personne du 
département s'occupe de l'organisation de tels débats. Cela a été le cas, par 
exemple, pour toutes les conférences que j'ai faites au Canada et aux états- 
Unis. Jusqu'à maintenant, personne n'a refusé une seule fois cette 
proposition d'organiser des débats non-techniques, non purement 
mathématiques, en marge de l'invitation mathématique au sens 
traditionnel. D'ailleurs, depuis ce moment là, j'ai également modifié un peu 
ma pratique en introduisant également des commentaires, disons, 
préliminaires, dans les exposés mathématiques eux-mêmes pour qu'il n'y 
ait pas une coupure trop nette entre la partie mathématique de mon séjour 
et l'autre. 

Donc, non seulement j'annonce le débat public plus général qui a lieu 
ensuite, mais également je prend mes distances vis-à-vis de la pratique 
même d'inviter des conférenciers étranger pour accomplir un certain rituel 
— à savoir, faire une conférence de haute volée sur un grand sujet 
ésotérique devant un public de cinquante ou cent personnes dont peut-être 
deux ou trois peuvent péniblement y comprendre quelque chose, tandis 
que les autres se sentent véritablement humiliés parce que, effectivement, 
ils sentent une contrainte sociale posée sur eux pour y aller. La première 
fois que j'ai posé la question clairement, c'était à Toulouse, il y a quelques 
mois, et j'ai senti effectivement une espèce de soulagement du fait que ces 
choses là soient une fois dites. Pour la première fois depuis que je faisais ce 
genre de conférence, spontanément, sans que rien n'ait été entendu à 
l'avance, après la conférence mathématique qui était effectivement très 
ésotérique et qui, en elle-même était très pénible et pesante — j'ai eu à 
m'excuser plusieurs fois au cours de la conférence parce que, vraiment, 
c'était assez intolérable — ; eh bien, immédiatement après, s'est instauré 
une discussion extrêmement intéressante et précisément sur le thème : « à 
quoi sert ce genre de mathématiques ? » et « à quoi sert ce genre de rituel 
qui consiste à faire des conférences devant des gens qui ne s'y intéressent 
rigoureusement pas ? ». 

Mon intention n'était pas de faire une sorte de théorie de l'anti-science. Je 
vois bien que j'ai à peine effleuré quelques-uns des problèmes qui sont liés 
à la question « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? », même 
parmi ceux qui étaient indiqués sur ce tract dont j'ai vu une copie. Par 
exemple, sur les possibilités de développer une pratique scientifique 
entièrement différente de la pratique scientifique actuelle et sur une 
critique plus détaillée de cette pratique. 



-18- 



J'ai parlé plutôt en termes assez concrets de mon expérience personnelle, 
de ce qui m'as été transmis directement par d'autres, pendant une demi- 
heure. C'est probablement suffisant; peut-être sera-t-il préférable que 
d'autres points soient traités un peu plus en profondeur au cours d'une 
discussion générale. 

Je voudrais simplement indiquer, avant de terminer mon petit laïus 
introductif, que j'ai ramené ici quelques exemplaires d'un journal que nous 
éditons qui s'appelle Survivre et Vivre. Il s'agit du groupe dont j'ai parlé au 
début et qui a changé de nom depuis quelques mois. Au lieu de Survivre, 
après un certain changement d'optique assez important, assez 
caractéristique, il est devenu Survivre et Vivre. Au début, nous avions 
démarré sous la hantise d'une possible fin du monde où l'impératif 
essentiel, pour nous, était l'impératif de la survie. Depuis lors, par un 
cheminement parallèle chez beaucoup d'entre-nous et d'autres ailleurs 
hors du groupe, nous sommes parvenus à une autre conclusion. Au début, 
nous étions si l'on peut dire overwhelm, écrasés, par la multiplicité des 
problèmes extrêmement enchevêtrés, de telle façon qu'il semblait 
impossible de toucher à aucun d'eux sans, en même temps, amener tous les 
autres. Finalement, on se serait laissé aller à une sorte de désespoir, de 
pessimisme noir, si on n'avait pas fait le changement d'optique suivant : à 
l'intérieur du système de référence habituel où nous vivons, à l'intérieur du 
type de civilisation donné, appelons-là civilisation occidentale ou 
civilisation industrielle, il n'y a pas de solution possible ; l'imbrication des 
problèmes économiques, politiques, idéologiques et scientifiques, si vous 
voulez, est telle qu'il n'y a pas d'issues possibles. 

Au début, nous pensions qu'avec des connaissances scientifiques, en les 
mettant à la disposition de suffisamment de monde, on arriverait à mieux 
appréhender une solution des problèmes qui se posent. Nous sommes 
revenus de cette illusion. Nous pensons maintenant que la solution ne 
proviendra pas d'un supplément de connaissances scientifiques, d'un 
supplément de techniques, mais qu'elle proviendra d'un changement de 
civilisation. C'est en cela que consiste le changement d'optique 
extrêmement important. Pour nous, la civilisation dominante, la civilisation 
industrielle, est condamnée à disparaître en un temps relativement court, 
dans peut-être dix, vingt ou trente ans... une ou deux générations, dans cet 
ordre de grandeur ; parce que les problèmes que posent actuellement cette 
civilisation sont des problèmes effectivement insolubles. 

Nous voyons maintenant notre rôle dans la direction suivante : être nous- 
mêmes partie intégrante d'un processus de transformations, de ferments 
de transformations d'un type de civilisation à un autre, que nous pouvons 
commencer à développer dès maintenant. Dans ce sens, le problème de la 



-19- 



survie pour nous a été, si l'on peut dire, dépassé, il est devenu celui du 
problème de la vie, de la transformation de notre vie dans l'immédiat ; de 
telle façon qu'il s'agisse de modes de vie et de relations humaines qui soient 
dignes d'être vécues et qui, d'autre part, soient viables à longue échéance et 
puissent servir comme point de départ pour l'établissement de civilisations 
post-industrielles, de cultures nouvelles. 

Pour les abonnements, on peut écrire à mon adresse: 21, avenue 
Kennedy, 91 Massy ; les conditions sont indiquées dans le journal. 

Discussion 

Question : 

— J'aimerais beaucoup savoir ce qui, selon vous, rend la vie digne d'être 
vécue. 

Réponse : 

— En fait, jusqu'à présent, l'activité, la vie que j'ai eue, je la considérais 
tout à fait digne d'être vécue. J'avais le sentiment d'un certain type 
d'épanouissement personnel qui me satisfaisait. Maintenant, avec le recul, 
j'envisage ma vie passée sous un jour très différent ; en ce sens que je me 
rends compte que cet épanouissement était en même temps une mutilation. 
En effet, il s'agit d'une activité extrêmement intense, mais dans une 
direction excessivement étroite. De telle façon que toutes les autres 
possibilités d'épanouissement de la personne ne sont pas touchées. Pour 
moi, il n'y a absolument plus de doute possible à ce sujet. Le genre d'activité 
que j'ai actuellement est infiniment plus satisfaisant, plus enrichissant, que 
celui que j'ai eu pendant vingt ou vingt-cinq années de mon travail de 
chercheur mathématique. Ceci est un point tout-à-fait personnel, en ce qui 
concerne ma propre vie. 

Mais, d'autre part, quand je parle d'une vie qui est digne d'être vécue, il 
ne s'agit pas seulement de ma vie à moi, il s'agit de la vie de tous. Et je me 
rends compte que l'épanouissement que j'ai pu réaliser dans une direction 
très limitée se faisait au dépends des possibilités d'épanouissement 
d'autres personnes. Si certaines personnes se sont trouvées sous une 
pression psychologique si forte qu'elles en sont parfois venues au suicide, 
c'est bien à cause d'un consensus dominant qui faisait que la valeur de la 
personne était jugée, par exemple, d'après sa virtuosité technique à 
démontrer des théorèmes, c'est-à-dire à effectuer des opérations 
excessivement spécialisées — alors que, précisément, tout le reste de la 
personne était complètement laissée dans l'ombre. C'est une chose que j'ai 



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expérimenté maintes fois. Quand on parle d'une certaine personne et que je 
demande « Qui est-ce ? », on me répond « C'est un con. » En voulant dire par 
là, entre mathématiciens, que c'est un type qui soit démontre des 
théorèmes qui ne sont pas très intéressants, soit démontre des théorèmes 
qui sont faux, ou bien ne démontre pas de théorèmes du tout. 

Donc, là, j'ai défini un peu négativement ce que j'entends par une vie qui 
soit digne d'être vécue. Je pense que, pour tout le monde, il y a possibilité 
d'épanouissement sans que nous soyons jugés par les autres, par des 
critères aussi étroits, aussi étriqués. En fait, je pense que cette échelle de 
valeurs a un effet directement mutilant sur les possibilités 
d'épanouissement. Enfin, c'est un des aspects, je ne prétends pas répondre 
ici à la question soulevée qui est très vaste ; mais dans l'optique où nous 
nous plaçons ici, en partant de la pratique scientifique, c'est ce que je vois 
de plus immédiat à répondre. 

Question : 

— Quelles sont vos opinions sur la structure de la recherche scientifique 
dans la République Populaire de Chine ? 

Réponse : 

— Jusqu'à une date assez récente, disons jusqu'à il y a environ trois mois, 
j'étais assez fermé à toutes les informations qui nous venaient de Chine 
parce qu'elles s'enveloppaient dans un jargon tel qu'on avait envie, a priori, 
de les mettre en doute — on n'avait pas envie de les prendre au sérieux. Le 
jargon, disons, d'un culte effréné de la personnalité de Mao Tsé Toung, une 
sorte de hagiographie qui l'accompagnait, faisait que je lisais ces 
publications assez souvent, mais qu'elles me tombaient des mains de 
découragement : ça ne passait pas. Alors, il y a trois mois, j'ai rencontré les 
Nouveaux Alchimistes 6 qui m'ont fait comprendre la possibilité d'une 
pratique scientifique entièrement différente de celle qui prévaut 
actuellement dans toutes les sciences qui sont professées à l'université et 
dans les instituts de recherche, à partir de ce moment là, effectivement, j'ai 
attaché un intérêt renouvelé à ce qui se passe en Chine et j'ai eu la 
motivation nécessaire pour dépasser, disons, les fioritures du style et pour 
essayer de voir le fond des choses. Ainsi, je me suis convaincu qu'il y a des 
choses extrêmement intéressantes qui se passent également en Chine, 
précisément en direction du développement d'une science nouvelle. En tout 
cas, la Chine est le seul pays dans lequel le mythe de l'expert soit 
officiellement battu en brèche, dans lequel on dit aux gens « ne vous fiez 



6 NdE : Le New Alchemy lnstitute est un groupe de chercheurs en agrobiologie fondé par le Dr. 
John Todd et le Dr. William McLarney situé a Woods Hole, Massachusetts, États-Unis (Nancy 
Todd, The Book ofthe new alchemists, éd. Dutton, New York 1977). 



-21- 



pas aux experts », « n'attendez pas que le gouvernement vous envoie des 
types compétents pour les résoudre vous-même », « résolvez-les vous- 
même avec les moyens du bord, avec les moyens que vous trouvez sur 
place ». 

Que nous soyons des professeurs d'université, des ouvriers ou des 
paysans, nous sommes tous capables d'initiatives créatrices, nous sommes 
tous capables d'inventer quelque chose. Je crois que la façon la plus 
frappante dont ces... appelons-les "mots d'ordre" ou ce mouvement 
nouveau se soient matérialisés, c'est dans le développement de la médecine 
chinoise. Tout particulièrement depuis la Révolution Culturelle. C'est un 
exemple où, précisément, la science sort des mains d'une certaine caste 
pour devenir la science de tous et ce n'est qu'en devenant la science de tous 
qu'elle peut devenir la science pour tous. En fait, pratiquement n'importe 
qui peut devenir médecin, quelle que soit sa formation culturelle. Ce vaste 
mouvement de « médecins aux pieds nus » a mobilisé un nombre 
impressionnant de gens — mais je suis mauvais en statistiques et je ne 
saurai pas dire combien — qui parcourent les campagnes pour toutes 
sortes d'interventions médicales simples qui ne seraient admises qu'après 
des années et des années d'études médicales dans un contexte social 
comme le nôtre. Alors que là-bas, après quelques mois de préparation, on 
peut exercer certaines activités médicales. 

On remarque tout particulièrement le développement sensationnel de 
l'acupuncture chinoise, qui a permis de guérir certaines affections dans des 
cas tout-à-fait insoupçonnés jusqu'à maintenant, ou d'être, par exemple, 
auxiliaire de certaines techniques médicales. On connaît le rôle que joue 
actuellement l'acupuncture chinoise dans l'anesthésie. L'acupuncture 
permet également de guérir toutes sortes d'affections, y compris des 
affections aussi banales que les rhumes, mais aussi, par exemple, des 
affections très sérieuses comme des descentes de matrice à des états très 
avancés. J'ai eu récemment la traduction d'un article d'un journal chinois à 
ce sujet qui nous éclaire bien sur les différences entre, disons, la pratique 
scientifique et en particulier la pratique médicale dans les pays occidentaux 
comme la France ou la Suisse et la pratique en Chine où une technique 
entièrement nouvelle de guérison d'une descente de matrice très avancée a 
été trouvée par une jeune femme médecin qui avait très peu d'études 
derrière elle, mais qui était fortement motivée pour guérir un cas précis. 
D'autre part, elle se trouvait dans un climat culturel où il n'est pas 
considéré comme inadmissible, comme impensable, qu'une personne ayant 
peu de connaissances, n'ayant pratiquement pas de diplômes, puisse 
développer des techniques nouvelles. Elle a fait des essais sur elle-même en 
faisant des piqûres sur ses propres vertèbres inférieures puisqu'elle savait, 
d'après le peu de choses élémentaires qu'elle avait apprises, qu'il y avait 



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des liens nerveux directs entre la matrice et ces vertèbres et à force 
d'expérimentation sur elle-même, elle a fini par trouver un point qui lui a 
causé une réaction extrêmement forte qui lui a fait remonter la matrice à 
l'intérieur de son ventre. Sur ce, ayant la conviction qu'elle avait trouvé le 
point correct, elle a fait la même opération sur la malade qu'elle avait en 
vue et cette malade a été guérie. Depuis lors, d'après ce journal, une 
cinquantaine d'autres cas auraient été traités avec quarante cinq cas de 
guérison. 

On peut voir ici la différence fondamentale entre cette sorte de pratique 
et de découvertes scientifiques et celle qui prévalent dans les pays 
occidentaux. Tout d'abord le malade n'est plus un objet entre les mains du 
médecin ; ce n'est plus le médecin qui est le sujet qui sait et qui applique 
son savoir sur l'objet malade. Ici, dans l'investigation scientifique, le 
médecin est en même temps l'objet de l'expérimentation, ce qui, en même 
temps, lui permet de surmonter cette relation intolérable pour le malade 
d'être précisément un objet sans volonté, sans personnalité, entre les mains 
du médecin et, en même temps, qui permet, je crois, une connaissance 
beaucoup plus directe, beaucoup plus intense de ce qui se passe. 

Lorsqu'on ressent la recherche scientifique dans sa propre chair, 
lorsqu'on ressent soi-même les réactions du corps, c'est une connaissance 
tout-à-fait différente que si l'on fait quelque chose sur un objet malade et 
que quelques aiguilles, ou autres, enregistrent des réactions de façon 
purement quantitative. Je pense qu'il y a là un ensemble de facteurs où les 
facultés rationnelles de la personne ne sont plus séparées les unes des 
autres, où elles ne sont plus séparées, par exemple, de l'expérience 
sensorielle directe, ou des motivations affectives, idéologiques, appelez-les 
comme vous voudrez. 

Donc, je pense qu'il y a là véritablement intégration de nos différentes 
facultés cognitives, de nos facultés de connaissance, qui fait véritablement 
défaut dans la pratique scientifique dominante, occidentale. Ici, au 
contraire, nous faisons tout pour séparer coûte que coûte les facultés 
purement rationnelles et tout le reste de nos possibilités de connaissance. 
Ceci est, entre autre, un des facteurs qui a abouti à cette espèce de délire 
technologique qui fait que les savants sont capables de fasciner sur des 
problèmes techniques, comme ceux posés par la construction de missiles 
intercontinentaux ou d'autres choses analogues, sans du tout se poser la 
question des implications atroces de l'utilisation éventuelle de ce qu'ils sont 
en train de construire. 

Question : 

— D'après vous, il faudrait changer la société en une société post- 
industrielle dans dix ou vingt ans. Je vous accorde même cinquante ans. Je 



-23 - 



vous demande la chose suivante : supposez qu'une fée vous accorde un 
pouvoir illimité de persuader tout le monde de faire ce que vous pensez 
qu'il faille faire. Que ferez vous sans provoquer une grande catastrophe, 
disons, de famine, etc. ? 

Réponse : 

— Je crois qu'il y a déjà un malentendu de base. Je n'ai pas dit qu'il faut 
que qui que ce soit, de particulier, ou quelqu'un d'autre, moi par exemple, 
transforme la société industrielle, comme ça, dans les dix, vingt ou trente 
années qui viennent dans une autre forme de société prédéterminée. Si une 
fée m'investissait de pouvoirs discrétionnaires, je lui dirais que je n'en ai 
pas envie. Effectivement, je suis bien persuadé que ce que je pourrais faire, 
ce ne serait guère autre chose que de mettre encore plus de mess, de bordel, 
que celui qui y est déjà. En fait, je suis entièrement convaincu que 
absolument personne n'est capable, disons, de programmer, de prévoir les 
changements qui vont avoir lieu. Je pense que la complexité des problèmes 
planétaires est si grande qu'elle défie absolument les capacités d'analyse 
mathématique ou expérimentale. Nous sommes dans une situation où les 
méthodes des sciences expérimentales ne nous servent pratiquement à 
rien. Parce que, finalement, une planète Terre, il y en a une seule et une 
situation comme une situation de crise où nous sommes maintenant n'a lieu 
qu'une seule fois dans l'histoire de l'évolution. Nous n'avons donc pas là 
une expérience que nous puissions répéter à volonté pour voir qu'elles vont 
être les conséquences de telle ou telle opération, de façon à ensuite 
optimiser nos modes opérationnels. Il n'est absolument pas question de 
ceci. Il s'agit d'une situation unique, d'une complexité qui dépasse 
infiniment nos possibilités d'analyse et de prédiction détaillée. 

Tout ce que nous pouvons faire, j'en suis persuadé, c'est que, chacun dans 
notre propre sphère d'activités, dans notre propre milieu, nous essayions 
d'être un ferment de transformation dans la direction qui, au jugé, 
intuitivement, nous semble la plus indiquée, en commençant par les 
rapports humains avec nos proches, les membres de notre famille, nos 
enfants, notre femme, nos amis, également nos collègues de travail. Je suis 
persuadé que c'est une première transformation qui a l'avantage d'être 
communicative, de se communiquer des uns aux autres. 

Parmi les transformations à effectuer, il y a plus particulièrement : le 
dépassement de l'attitude de compétitivité entre personnes, le 
dépassement de l'attitude ou du désir de domination des uns par rapport 
aux autres qui engendre d'autre part le désir de soumission à l'autorité — 
on a d'ailleurs là deux aspects de la même tendance — et surtout 
l'établissement de la communication entre les personnes qui est devenue 



-24- 



extrêmement pauvre dans notre civilisation. J'ai fait, assez récemment, le 
bilan de ma propre vie et des relations humaines que j'ai eues, et j'ai été 
frappé de constater à quel point la véritable communication était pauvre. 
Par exemple, en milieu mathématique, entre collègues, les conversations 
roulent essentiellement sur des sujets techniques concernant la 
mathématique. J'ai eu un certain nombre de relations amoureuses dans ma 
vie, comme sans doute la plupart d'entre vous, et, là également, je me suis 
aperçu à quel point la communication véritable, la connaissance l'un de 
l'autre était pauvre. Je suis tout-à-fait convaincu qu'il ne s'agit pas d'une 
particularité liée à ma personne parce que je serais personnellement moins 
doué pour la communication que d'autres. En fait, il s'agit là d'un 
phénomène général dans notre culture et effectivement en parlant avec 
beaucoup d'autres personnes, j'ai fait des constatations tout-à-fait 
analogues. Pour ma part, par exemple, j'ai pris cette décision générale de ne 
poursuivre des relations amoureuses avec une femme que dans la mesure 
où elles me sembleraient être un moyen pour établir une communication 
plus profonde. Si vous voulez, c'est juste un exemple particulier d'une façon 
dans laquelle chacun de nous peut dans l'immédiat transformer la façon 
dont il aborde les autres. De même, je peux vous dire que mes relations 
avec de mes enfants ont changés ; dans le sens où j'ai compris que, dans 
beaucoup d'occasions, j'ai exercé sur eux une autorité assez arbitraire 
disons, sur des choses qui, en bonne conscience, étaient de leur propre 
ressort. Ce sont donc là des choses qu'on peut modifier. 

On peut se demander, à première vue, en quoi ce type de changement est- 
il lié, disons, aux problèmes globaux de la survie. J'en suis convaincu, mais 
je ne peux pas le prouver parce que rien d'important ne peut être prouvé ; 
on peut simplement le ressentir, le deviner. Mais je suis convaincu 
qu'effectivement ces changements dans les relations humaines vont être un 
facteur tout-à-fait déterminant, peut-être le plus important, dans les 
changements qui vont se faire d'un mode de civilisation vers un autre. 
Encore une fois, il est maintenant devenu tout-à-fait clair pour moi que ces 
changements ne se feront pas par la vertu d'innovations techniques, de 
changements de structures. Le changement véritablement profond qui va 
se faire, c'est un changement dans les mentalités et les relations humaines. 

Question : 

— Je voudrais revenir à la recherche scientifique. Vous parlez, en fait, des 
déviations de la recherche scientifique. Je suis en partie d'accord avec 
certains de vos diagnostics : le fait que nous recherchons trop la gloire 
personnelle, l'asservissement à la mode, les prétentions abusives de 
certains scientifiques, etc. Mais ceci est-il inhérent à la science ? La science, 



-25- 



à mon avis, voudrait construire une nouvelle vision du monde. Quel but 
donneriez-vous à une autre pratique scientifique ? 

Réponse : 

— Quand on dit inhérent à la science, inhérent à quelle science ? Je pense 
que c'est inhérent à la science telle qu'elle est définie par la pratique des 
derniers siècles, telle qu'elle s'est développée depuis le début des sciences 
exactes. Je pense qu'elle est inhérente à la méthode même de ces sciences. 
Parmi les traits distinctifs de cette pratique scientifique, il y a un premier 
point qui est la séparation stricte de nos facultés rationnelles et des autres 
modes de connaissance. Donc une méfiance instinctive de tout ce qui est, 
disons émotivité, de tout ce qui est connaissance philosophique, religieuse, 
de tout ce qui est considération éthique, de tout ce qui est ressenti, 
sensoriel, direct. En ce sens nous avons plus confiance dans les indications 
d'une aiguille sur un cadran, qu'en ce que nous ressentons immédiatement, 
directement. 

L'exemple suivant mesure très bien cette méfiance vis-à-vis du vécu 
immédiat; je pourrais en citer bien d'autres, mais celui-ci me semble 
particulièrement frappant. C'est le cas de parents qui vont voir avec leur 
enfant un médecin en lui disant : « Nous sommes bien malheureux, notre 
enfant devient de plus en plus impossible en classe, il est kleptomane, il se 
bagarre avec tout le monde, chez nous il reste à bouder des journées 
entières, il fait pipi au lit, etc. » Et ils posent la question : « Est-ce que notre 
enfant est malade ? » On demande donc au spécialiste, à la personne qui 
sait, de prononcer une formule rituelle : « Votre enfant est malade » ou 
« Votre enfant n'est pas malade ». Dans le cas « Votre enfant est malade », 
on s'attend à ce qu'il prescrive un médicament, une méthode de traitement, 
quelque chose qui le fera revenir dans l'autre état, le cas « Votre enfant 
n'est pas malade » et un point ce sera tout. Mais si, par hasard, il dit : 
« Votre enfant n'est pas malade », les parents, un peu consolés, s'en iront 
chez eux et auront l'impression qu'il n'y a pas de problème qui se pose 
réellement. C'est, je crois, une des façons d'illustrer cet état d'esprit dans la 
science, de vouloir faire abstraction du vécu et tout énoncer en termes de 
normes purement rationnelles qui s'expriment, qui sont incarnées par des 
spécialistes. 

Nous en arrivons ainsi au deuxième point, au deuxième vice de méthode, 
qui est inhérent à la méthode scientifique. C'est l'attitude analytique qui, 
bien entendu — je le sais bien — a été nécessaire pour le développement de 
ce type de connaissance. Le fait de diviser chaque parcelle de la réalité, 
chaque problème en des composantes simples pour mieux les résoudre et 
cette tendance à la spécialisation, comme on sait, est devenue de plus en 



-26- 



plus grande. Chacun de nous ne saisit qu'une parcelle infime de la réalité. 
Ce qui fait que chacun de nous est parfaitement impuissant pour saisir, 
pour comprendre et pour prendre des options dans n'importe qu'elle 
question importante de sa vie, de la vie de la communauté ou de la vie du 
monde. Parce que n'importe quelle question importante a une infinité 
d'aspects différents, son découpage en petites tranches de spécialités est 
parfaitement arbitraire, et ce qu'un spécialiste tout seul ne peut pas faire, 
un colloque de cent spécialistes de spécialités différentes n'y parviendra 
pas non plus. 

Finalement, de par sa propre logique interne, par l'évolution de la 
méthode analytique, on est arrivé à un point où, je crois 
qu'indépendamment de la question de la crise écologique, il y a une crise de 
la connaissance. En ce sens je crois que, s'il n'y avait pas eu la crise 
écologique, d'ici dix ou vingt ans on se serait tous aperçu qu'il y a une 
profonde crise de la connaissance, même au sens de la connaissance 
scientifique. En ce sens qu'on arrive plus à intégrer en une image cohérente 
une vision du monde — puisque après tout c'est à cela que nous voulons 
arriver — , à une vision de la réalité qui nous permette d'interagir de façon 
favorable avec elle à partir de nos petites tranches de spécialités. C'est un 
deuxième aspect qui me semble être devenu néfaste. 

Il y en a un troisième lié à celui-ci. C'est que les spécialités s'ordonnent 
spontanément les unes par rapport aux autres, d'après des critères objectifs 
de subordination des unes aux autres ; de telle façon que nous voyons 
apparaître une stratification de la société en commençant, disons par une 
stratification de la science, d'après des soi-disant critères objectifs de 
subordination des spécialités les unes aux autres. En ce sens, la science, 
dans sa pratique actuelle telle qu'elle s'est développée depuis trois cent ou 
quatre cent ans, me semble être le principal support idéologique de la 
stratification de la société avec toutes les aliénations que cela implique. Je 
crois que, en ce sens, la communauté scientifique est une sorte de 
microcosme qui reflète assez fidèlement les tendances à l'intérieur de la 
société globale. 

En outre, quatrième point, c'est la séparation dans la science entre 
connaissance d'une part et désirs et besoins d'autres part. La connaissance 
scientifique se développe d'après, soi-disant, une logique interne à la 
connaissance, d'après, soi-disant, des critères objectifs pour la poursuite de 
la connaissance. Mais en fait, en s'éloignant de plus en plus de nos besoins 
et de nos désirs véritables. La chose la plus frappante à cet égard me semble 
être l'état de stagnation relative dans laquelle se trouve l'agriculture, 
depuis quatre cent ans que les sciences exactes se développent, quand on la 
compare avec des branches en plein essor comme les mathématiques, la 



-27- 



physique, la chimie ou plus récemment la biologie. L'agriculture après tout, 
est la base de nos sociétés dites civilisées depuis dix mille ans. C'est 
véritablement l'activité de base de la société, c'est de là que nous tirons 
l'essentiel des ressources pour satisfaire nos besoins matériels. On aurait 
pu penser qu'avec le développement de méthodes de connaissance 
nouvelle, elles seraient appliquées en priorité à l'agriculture pour nous 
permettre de nous libérer, dans une certaine mesure, de cette obligation 
d'un travail démesuré pour satisfaire nos besoins élémentaires. Il n'en a 
rien été. Encore actuellement, je crois que pour la plupart d'entre-nous, 
l'agriculture n'est pas considérée comme une science. Cela semblerait 
indigne d'un esprit brillant de s'occuper d'agriculture. Or, précisément, avec 
des techniques scientifiques nouvelles, la première chose à se demander 
c'est : « à quoi peut servir la science, le contenu de la science que nous 
développons ? » Je pense que parmi les thèmes les plus importants qui 
seront étudiés par une science nouvelle, il y aura précisément le 
développement de techniques agricoles nouvelles beaucoup plus efficientes 
et surtout beaucoup plus viables à longue échéance que les techniques qui 
ont été utilisés jusqu'à présent. 

Voici donc quelques critiques de la pratique scientifique actuellement. 
D'après ce que j'ai entendu dire de certaines tentatives dans un sens 
novateur, je suis convaincu qu'on peut surmonter ces limitations de la 
science actuelle, qu'on peut donc développer une science qui soit 
directement et constamment subordonnée à nos besoins et nos désirs ; 
dans laquelle il n'y ait plus de séparation arbitraire entre l'activité 
scientifique et l'ensemble de nos modes de connaissance, où il n'y aurait 
plus de séparation arbitraire entre la science et notre vie. Du même coup 
aussi, les relations humaines qui sont promues par l'activité scientifique 
changeraient du tout au tout. La science ne serait plus la propriété d'une 
caste de scientifiques, la science serait la science de tous. Elle se ferait non 
pas dans des laboratoires par certaines personnes hautement considérées à 
l'exclusion de l'immense majorité de la population, elle se ferait dans les 
champs, dans les jardins, au chevet des malades, par tous ceux qui 
participent à la production dans la société, c'est-à-dire à la satisfaction de 
nos besoins véritables, c'est-à-dire en fait par tout le monde. 

Donc, la science devient véritablement la science de tous. Pour les 
Nouveaux Alchimistes, ce groupe auquel j'ai déjà fait allusion, c'est même 
une nécessité du point de vue technique. En effet, leur intention, leur thème 
de départ, c'était de développer des biotechniques qui permettent, avec des 
moyens extrêmement rudimentaires ne faisant pas appel à l'hyperstructure 
industrielle et technologique, de créer des écosystèmes artificiels très 
productifs en nourriture. Les moyens technologiques au sens ordinaire, par 
exemple l'introduction d'une source continue d'énergie [l'électricité], ou 



-28- 



l'approvisionnement en aliments par des industries chimiques (les engrais 
ou les aliments qu'on donnerait au bétail, aux poissons), peuvent être 
remplacés par une connaissance sophistiquée et globale des phénomènes 
naturels à l'intérieur de ces écosystèmes artificiels. Pour ce faire, ils se sont 
convaincus qu'il n'était pas pensable de la faire à l'intérieur des structures 
académiques existantes ; en fait, ce n'était pas possible même de le faire à 
l'intérieur de laboratoires fermés ; on ne pouvait le faire que sur le terrain, 
parce qu'il fallait tenir compte dans le développement de ces techniques de 
facteurs écologiques subtils qui varient énormément d'un microsystème 
écologique à un autre — et il y en a des milliers et des dizaines de milliers 
dans un pays tels que les États-Unis où il poursuivent leurs activités. 

Donc, pour arriver à développer ces méthodes, c'est sur le terrain qu'il 
faut les développer et que tous doivent s'y associer virtuellement. Les 
Nouveaux Alchimistes sont en relation avec des millions d'américains 
intéressés par l'agrobiologie, « Organic gardening and farming », 
l'agriculture et le jardinage biologique, par l'intermédiaire de leur magazine 
Organic gardening and farming magazine. Parmi ceux-ci, il y a déjà des 
milliers de petites gens, de petits paysans, de petits jardiniers, qui leur ont 
écrit pour s'associer à leurs recherches concernant le développement de 
tels écosystèmes. Donc, actuellement, il ne s'agit pas seulement d'idées dans 
l'air, mais de choses qui sont en train d'être faites dans un pays aussi 
radicalement opposé à ce genre d'esprit que les états-Unis. Encore une fois, 
par des détails concrets dont m'as parlé John Todd, l'un des fondateurs des 
Nouveaux Alchimistes, il n'est absolument pas possible de promouvoir ce 
genre de recherches à l'intérieur des structures académiques existantes. Ils 
ont essayé, mais c'est impossible. 

Question : 

— Bien que 99% de la population n'ait pas accès à la science, il faut 
remarquer qu'elle a un respect plus grand de la science que vous et c'est 
basé sur un fait qui n'est pas simplement dû à son ignorance. Par exemple, 
on peut se poser la question : « combien de gens dans cette salle doivent la 
vie au fait qu'il y a eu cette science que vous décriez ? » Qu'il y a eu des 
retombées en médecine, par exemple, qui ne sont pas l'acuponcture, qui ne 
sont pas le remontée des matrices, mais qui sont simplement la pénicilline 
et un certain nombre de choses décisives qui ont fait que la population du 
globe a augmenté. Un certain nombre d'entre-nous, nous vivons, votre 
groupe s'appelle "vivre", nous vivons parce qu'il y a eu cette science 
maudite. 

Il est vrai que nous risquons la destruction et il est naturel qu'il y ait une 
réflexion sur ce qu'est la science aujourd'hui entre les mains de types qui 



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semblent surgir du fond des âges, parce que ce sont des barbares qui sont 
prêts à l'utiliser pour détruire l'humanité. C'est vrai. Mais je trouve chez 
vous qu'une partie de cette réflexion est détruite par l'espèce de nihilisme 
absolu, de négation absolue, que vous professez à l'égard de la science. 

J'ai relevé dans votre exposé un certain nombre d'affirmations 
péremptoires qui enlèvent une partie du poids à votre position : 

• Vous avez émis le doute, il est basé sur les relations que vous avez avec 
certaines gens du CERN, que la recherche que nous pouvons faire, nous par 
exemple, n'a pas d'application militaire. C'est quelque chose que l'on peut 
parfaitement mettre en doute. On doit être, peut-être, tous complètement 
idiots 1 , mais je ne crois pas. Vraiment, je ne crois pas que des collègues 
prendraient le moindre risque à venir nous dire : « En quoi ce que nous 
faisons risque d'avoir des applications militaires ? » Et ça me fait venir à 
quelque chose qui me paraît essentiel. 

• Nous avons posé la question : « à quoi servent les mathématiques ? » Il 
faut continuer : à quoi sert la musique ? à quoi servent un certain nombre 
d'activités que les gens font simplement pour leur plaisir ? 

• Enfin quel est votre conception de l'homme ? Il est vrai qu'un certain 
nombre de gens ont des activités auxquelles la masse n'a pas accès, mais je 
ne pense pas que c'est en décidant que M. Einstein ne doit pas faire de la 
recherche ou que M. Evariste Gallois ne doit pas faire de la recherche que 
vous arriverez à enrichir la vie des gens qui ne sont ni Gallois ni Einstein. Il 
y a des problèmes qui sont posés pour des gens qui ne sont ni Gallois ni 
Einstein et qui sont dans des grandes institutions dans lesquelles 
l'organisation de la recherche de façon industrielle pose des problèmes 
considérables, des angoisses considérables. 

Mais je trouve qu'avec votre façon de rejeter totalement la science vous 
rejoignez Planète, vous rejoignez un certain nombre de..., vous voyez à quoi 
je pense..., vous rejoignez un certain nombre d'obscurantistes. Je m'excuse, 
comme je vous reçois dans l'estomac pour la première fois, je ne peux pas 
critiquer vos positions, mais il y a beaucoup de choses chez vous qui 
mériteraient un débat. 

Réponse : 

— Si vous me permettez, je vais dire quelques mots à propos de votre 
intervention. 



7 Hélas ! Ni plus ni moins que le Prix Nobel E. Rutherford qui ne voyait en 1932 « aucune 
espèce d'application pratique aux recherches sur l'atome ». [NdE : Note sans indication 
d'origine.] 



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Donc, vous me reprochez un nihilisme anti-science. En fait, c'est vrai que 
dans la mesure où par science on entend l'activité scientifique telle qu'elle 
est exercée actuellement, je suis arrivé à la conclusion que, par beaucoup 
d'aspects, c'est une des principales forces négatives à l'œuvre dans la 
société actuelle. Ce n'était sans doute pas le cas il y a deux cent ans et peut- 
être même pas le cas il y a cent ans. Actuellement je crois que la situation à 
beaucoup changé. Mais encore une fois, comme je l'ai dit tout à l'heure, je 
pense que l'activité scientifique actuelle est susceptible de se modifier très 
très profondément ; je pense que ceci ne se fera pas sans que la plupart des 
secteurs scientifiques actuels dépérissent purement et simplement. Je suis 
tout à fait convaincu que les recherches actuelles où l'on se met à 
cataloguer des particules élémentaires correspondant à tels ou tels 
opérateurs dans l'espace de Hilbert, ou les recherches mathématiques dans 
lesquelles j'ai été impliqué jusqu'à maintenant vont dépérir, non pas par un 
décret autoritaire de moi ou de personne d'autre, mais spontanément. Et ce 
lorsque les structures actuelles de la société vont s'écrouler, lorsque les 
rouages ne marcheront plus, parce que les mécanismes de la société 
industrielle, par son fonctionnement normal même, sont autodestructeur ; 
ils détruisent l'environnement et heureusement pour nous je dirais. De telle 
sorte qu'ils ne peuvent pas continuer à fonctionner indéfiniment, ils 
mettent en marche des processus irréversibles. Alors il y aura écroulement 
de nos modes de vie actuels. Lorsque nos cités, par exemple, s'écrouleront, 
lorsque personne ne payera plus les salaires qui nous permettent, grâce à 
une activité scientifique ésotérique, d'aller acheter les provisions dont nous 
avons besoin dans les magasins, d'acheter des habits, de payer nos loyers, 
etc. — et alors même que nous aurions l'argent, cet argent ne nous servirait 
à rien parce que la nourriture, il nous faudra l'arracher de la terre par nos 
propres moyens, parce qu'il n'y en aura plus assez — , à ce moment là, les 
motivations pour étudier les particules élémentaires disparaîtront 
entièrement. 

J'étais moi-même assez fanatique, si l'on peut dire, de la recherche. J'étais 
vraiment très captivé, il y a de nobles passions. Mais à supposer même qu'il 
reste de physiciens — malgré une pression extrêmement forte des 
nécessités matérielles pour la survie — qui rêveraient de continuer la 
recherche, il ne faut pas oublier quand même qu'un accélérateur de 
particules ne se fabrique pas avec quelques morceaux de bois ; c'est 
quelque chose qui implique un effort social considérable et je doute fort 
que les autres membres de la société soient disposés à distraire des 
activités véritablement nécessaires pour établir un monde viable, digne 
d'être vécu, pour rebâtir des accélérateurs de particules et des choses 
analogues. En tout cas, je crois que, pour les accélérateurs et autres engins 
de ce genre, le large public n'a jamais été consulté. D'ailleurs, j'ajoute que 



-31- 



s'il l'avait été, probablement qu'il l'aurait été de telle façon qu'il aurait dit 
« Amen ! ». 

Après les leçons que chacun de nous qui survivra pourra tirer des 
événements qui accompagneront l'écroulement de la société industrielle, je 
pense que les mentalités auront très profondément changées. C'est pour 
cette raison que la recherche scientifique cessera, ce ne sera pas parce que 
tel ou tel aura décidé autoritairement que nous ne feront plus de 
recherches scientifiques à partir d'aujourd'hui. Elle cessera simplement, 
comme quelque chose qui, d'après un consensus général, sera devenu 
entièrement inintéressant. On n'aura plus envie, simplement, j'en suis 
persuadé, d'en faire, ça ne signifie pas que l'on aura plus envie de faire de la 
recherche tout court. La recherche, nos activités créatrices, se dirigeront 
dans des directions tout à fait différentes. 

Je pense, par exemple, au genre de recherche que sont en train de 
poursuivre les Nouveaux Alchimistes avec des milliers de petites gens qui 
n'ont pas de formation universitaire. Ce sont des choses fascinantes qui 
mettront en jeu la créativité de chacun de nous de façon aussi profonde et 
peut-être aussi satisfaisante qu'actuellement les travaux ultra-spécialisés 
en laboratoire. 

Nous avons été élevés dans une certaine culture ambiante, dans un 
certain système de référence. Pour beaucoup d'entre nous, d'après les 
conditionnements reçus dès l'école primaire en fait, nous considérons que 
la société telle que nous la connaissons est l'aboutissement ultime de 
l'évolution, le nec plus ultra. Enfin, c'est le cas pour la majorité des 
scientifiques. Mais nous oublions qu'il y a eu des centaines et des milliers de 
civilisations avant la nôtre, avec des cultures différentes, qui sont nées, qui 
ont vécu, qui ont fleuri et qui se sont éteintes. Notre civilisation, ou la 
civilisation industrielle — parce que je ne la considère plus comme la 
mienne — , n'y fera pas exception. 

Une chose qui va au delà de cette remarque, à mon sens, c'est de réaliser 
qu'il s'agit d'un processus qui est vraiment devant nous, dans lequel nous 
sommes déjà engagés maintenant. En fait, la crise écologique, la crise de 
civilisation, ce n'est pas quelque chose pour dans dix ans ou dans vingt ans : 
nous somme en plein dedans. Je crois même qu'il y a de plus en plus de 
personnes qui s'en aperçoivent ; c'est une chose qui me frappe de plus en 
plus tout au long de ces derniers mois et de ces dernières semaines, à quel 
point des gens chez qui on s'y attendait le moins commencent à le ressentir. 
On gratte un tout petit peu en-dessous des choses superficielles qu'ils 
disent et on s'aperçoit qu'il y a un véritable désarroi concernant, disons, le 
sens global de la culture ambiante. 



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Voici donc concernant l'accusation de nihilisme. Donc, il y a du vrai 
dedans si on l'applique à une certaine forme d'activité scientifique. J'ai 
quelque peu oublié les autres objections que vous faisiez ? 

Question : 

— On doit la vie à la science ! 
Réponse : 

— Je crois qu'il y a des choses utiles à dire à ce sujet. A supposer que 
certains ici doivent la vie à la science, on peut dire qu'il y a des centaines de 
milliers de gens au Viêt-Nam qui doivent également leur mort, et leur mort 
sous des conditions atroces, à cette même science. C'est là un argument un 
peu facile parce qu'il y a beaucoup de gens qui disent : « La science a été 
mal employée, le remède est de faire toujours la même espèce de science, 
mais de la mettre maintenant entre les mains de gens qui vont l'employer 
bien. » On nous dira, par exemple, que la médecine, les recherches 
biologiques, etc., c'est le type de science qui est utilisée surtout de façon 
bénéfique. Alors, là encore, il y a une façon facile d'y répondre en disant : le 
même genre de recherche fondamentale en biologie qui par un travail 
d'engineering va, par exemple, servir à développer des vaccins anti- 
poliomyélite ou contre d'autres maladies, ce même genre de recherche 
fondamentale, par un autre travail d'engineering, va servir à produire des 
souches de microbes très pathogènes, très résistants à tous les agents anti- 
biotiques et qui seront utilisés pour la guerre bactériologique. Donc, 
finalement, la recherche n'a pas d'odeur et quelles que soient les intentions 
de celui qui promeut un certain type de recherches — tout au moins le type 
de recherches qui est actuellement promu à l'intérieur de notre science 
traditionnelle — l'expérience a montré qu'elle est toujours détournable et 
détournée. 

Comme j'ai donné ici l'exemple de la guerre bactériologique, on pourrait 
dire que les deux exemples sont un peu de même type. En ce sens qu'on 
peut les considérer comme liés à un accident, à savoir : l'existence 
d'appareils militaires, l'existence de nations antagonistes. Mais supposons 
que ces difficultés soient éliminées, que le rêve des citoyens du monde soit 
réalisé, qu'il y ait un gouvernement mondial. Ou bien supposons que les 
États-Unis, la Russie ou la Chine, au choix, ait absorbé l'ensemble de la 
planète, qu'il n'y ait plus qu'un seul pays. Ou supposons que la planète soit 
plus petite qu'elle n'est et qu'elle ne soit constituée que par les États-Unis, 
ou bien supposons que les États-Unis, par une politique isolationniste 
extrême arrivent à vivre en vase clos, et regardons ce qui se passe là-bas. Je 
prétends qu'en fait les problèmes sont plus profonds que cela, que les 



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problèmes essentiels se posent encore dès lors même qu'il n'y aurait plus 
de problèmes militaires. 

Prenons par exemple, les antibiotiques dont vous avez parlé, précisément 
parce qu'ils sauvent effectivement des vies humaines. Que voyons-nous, 
pour l'usage des antibiotiques ? Nous voyons que, lorsque nous avons le 
moindre rhume, n'importe quelle affection quelle qu'elle soit, nous allons 
au médecin. Qu'est-ce qu'il nous prescrit? Il nous prescrit des 
antibiotiques. En fait, pour une simple fatigue, très souvent, il nous prescrit 
des antibiotiques. Il semble être pris sous une sorte de pression sociale, à 
savoir, son client attend de lui qu'il prescrive à chaque fois le remède qui 
est susceptible, le plus rapidement possible d'apporter une amélioration. 
Ceci sans préjudice de ce qui va se passer à longue échéance. Or, n'importe 
quel biologiste vous le dira, il n'y a pas besoin d'être un grand génie pour ça 
et même moi je le sais bien que je ne soit pas biologiste, le fait d'utiliser à 
titre routinier des antibiotiques est un véritable contresens. En effet, par 
cette pratique, nous contribuons à la formation de souches de microbes 
dans notre organisme qui vont développer une résistance, précisément aux 
antibiotiques que nous prenons. De sorte que, dans les cas véritablement 
graves où une intervention urgente par antibiotiques serait susceptible de 
nous sauver la vie, nous risquons de rester sur le carreau [NdE: 
L'augmentation des résistances est seulement maintenant reconnue par les 
pouvoirs publics, campagne publicitaire "les antibiotiques, c'est pas 
automatique" fin 2004]. Maintenant, nous sommes dans une situation où il 
est malaisé d'évaluer les bénéfices ou les avantages qu'il y a eu dans 
l'emploi des antibiotiques. Qu'est-ce qui l'emporte sur l'autre : est-ce que 
les dizaines de milliers de vies qui ont été sauvées par l'emploi des 
antibiotiques pèsent plus lourd dans la balance que, disons, les millions 
d'organismes qui ont été affaiblis dans leur résistance naturelle aux agents 
microbiens par l'usage inconsidéré des antibiotiques ? 

Je ne trancherai pas ce problème, mais je dirais simplement qu'ici la 
question n'est pas une question technologique, ce n'est pas une question de 
connaissances. Il est bien clair que les biologistes ont les connaissances 
nécessaires pour décider, dès maintenant, que l'usage qu'en font les 
médecins, en clinique et dans leur pratique journalière, est insensé. C'est 
une question de mode de vie. C'est une question de civilisation. En fait, je ne 
dis pas qu'il faut bannir nécessairement les antibiotiques dans une société 
idéale future. Les antibiotiques sont des champignons qui peuvent être 
produits avec des moyens extrêmement rudimentaires, sans utiliser les 
grandes hyperstructures de l'industrie lourde. On peut donc fort bien 
utiliser les antibiotiques dans une société très décentralisée dans laquelle 
des communes de quelques centaines ou quelques milliers d'habitants 
vivraient en autarcie relative. Il est tout-à-fait possible et probable que les 



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antibiotiques continueront à être utilisés dans des sociétés post- 
industrielles, dans certaines du moins. Ce n'est pas parce qu'ils ont été 
produits dans notre culture scientifique occidentale actuelle qu'il faudrait 
mettre l'interdit général contre ce genre de procédé. Je crois qu'il y a lieu de 
juger sur pièces et que ce n'est pas un travail théorique à faire maintenant, 
à savoir : de séparer le bon grain de l'ivraie dans l'ensemble de nos 
connaissances scientifiques et des techniques actuellement disponibles. 
C'est, je crois, un travail qui se fera au jour le jour, suivant les nécessités de 
l'heure. C'est-à-dire que c'est un travail qui ne se fera pas par quelques 
spécialistes, biologistes, médecins, psychiatres, physiciens, etc. Il se fera par 
tout le monde au fur et à mesure des besoins. On verra bien de quoi on a 
besoin dans le grand amas de connaissances scientifiques dont je suis 
convaincu que la plus grande partie est parfaitement inutilisable et va 
dépérir complètement. 

Question : 

— Qu'en est-il des relations entre le CERN et les militaires ? 
Réponse : 

— Je n'ai pas d'informations secrètes à ce sujet. Je ne prétendais pas 
parler, disons, de relations réelles, officielles ou occultes, entre le CERN et 
les appareils militaires. Je n'ai pas connaissance de telles choses. Je voulais 
parler de l'image que le nom du CERN a sur une large partie du public plus 
ou moins cultivé, par exemple moi-même. Le nom déjà : Centre Européen 
de Recherches Nucléaires. Le fait qu'il soit un organisme qui regroupe un 
certain nombre de pays, le prestige qui lui est attaché et que vous ne nierez 
sans doute pas ; le fait également qu'il s'agisse de recherches concernant 
tout au moins l'atome, même si ce ne sont pas des « recherches nucléaires » 
et ceci, lié à la préoccupation, aux soucis grandissants dans le public vis-à- 
vis, précisément, de l'atome, y compris de l'atome pacifique, tout ceci crée 
une certaine résonance concernant le CERN qu'on ne peut pas nier. A cela 
près que, en ce qui me concerne, de toute façon, le genre de recherches, le 
genre de pratique scientifique qui est poursuivi dans le CERN, comme dans 
n'importe qu'elle autre institution scientifique actuelle — mais encore plus 
à cause, malgré tout, des connotations générales de la recherche atomique 
avec les périls liés à notre survie — , tout ceci a comme effet de créer une 
gêne, je crois, chez beaucoup et chez moi en particulier. 

Question : 

— Et Evariste Galois ? 
Réponse : 

— Il est mort le pauvre. 



-35- 



Question : 

— Vous avez signalé de nombreuses choses mauvaises et je suis d'accord 
avec vous, elles devraient être changées. La question est : « Quel est le 
rapport avec la science ? » Vous signalez que de nombreux scientifiques 
sont cupides, recherchent les honneurs, sont imbus de hiérarchie, etc. Est- 
ce vraiment différent parmi les artistes, les fermiers, les politiciens et 
d'autres ? De même, vous signalez de nombreuses choses déplorables sur le 
plan humain : des gens se suicident ou vont se suicider, ont des dépressions 
nerveuses. Ici aussi, en est-il autrement parmi les politiciens, les hommes 
d'affaires, etc., et la science est-elle responsable de ces malheurs ? Est-ce 
seulement la science qui rend les gens cupides ou suicidaires ? 

Et, pour prendre un exemple, il a existé des poètes qui ont écrit de très 
belles choses sans avoir aucune communication, disons, avec leur femme. 
Pensez-vous que là encore la science est vraiment responsable de ce 
manque de communication ? Je crois que c'est plutôt propre à la nature 
humaine et que c'est mauvais. Nous devons lutter contre cela, mais cela n'a 
rien à voir avec la science. 

Et enfin, à propos des guerres, à propos du Viet-Nam. Nous sommes tous 
d'accord que c'est une tragédie. Mais la science en est-elle responsable ? Je 
veux dire, il y a trois mille ans, pensez-vous que cela était 
fondamentalement différent ? Merci. 

Réponse : 

— Je suis tout à fait d'accord avec vous pour constater que la plupart des 
aspects de la pratique scientifique que j'ai mis en avant — un certain 
nombre du moins — ne sont pas spécifiques aux milieux de la recherche 
scientifique. Je ne pense pas qu'il y ait nécessairement plus de suicides, 
disons, parmi les mathématiciens que dans les autres professions. Pourquoi 
est-ce que j'en ai parlé ? Simplement, c'est parce qu'on parle mieux, malgré 
tout, du milieux que l'on connaît : on en parle de première main. Et j'en ai 
parlé parce que, finalement, il y a un certain mythe qui veut que les choses 
soient mieux dans la communauté scientifique ; qui veut, par exemple, que 
l'activité scientifique soit nécessairement source de satisfaction, source de 
plaisir, de joie. Alors que, dans un certain nombre de cas, on peut montrer 
que c'est précisément l'activité scientifique qui est source de contraintes, de 
répressions et de drames. Je connais d'autres cas, disons moins extrêmes 
que celui-là, dans ma pratique personnelle. Mais c'est pour aller à rencontre 
de certains mythes que j'ai parlé de ces cas-là. Autrement, je suis tout-à-fait 
d'accord avec votre objection. Donc, finalement, je crois qu'il y a un 
malentendu, ce n'est pas vraiment une différence de vision importante. 



-36- 



En ce qui concerne l'autre question, je ne pense pas que la science soit la 
seule cause de la situation assez catastrophique dans laquelle nous nous 
trouvons. J'avais dit dès le début que c'est une des causes. En tout cas, si 
cette cause n'existait pas, les problèmes liés, disons, à la survie de l'homme 
ne se poseraient pas actuellement. Ils se poseraient peut-être dans 
quelques siècles, mais ils ne se poseraient pas à l'heure actuelle. Bien 
entendu des guerres comme celle du Viet-Nam pourraient fort bien avoir 
lieu et ont eu lieu sans que la science ait le développement actuel. Ce qui est 
frappant, je crois, pour un scientifique, c'est de constater à quel point les 
techniques les plus modernes trouvent leur application dans cette guerre. 
Je suis allé au Viet-Nam du Nord et j'ai pu discuter sur place avec les 
intéressés sur les différents perfectionnements des bombes à billes, par 
exemple. Les billes ont un mouvement de rotation très rapide afin de mieux 
déchiqueter les chairs et de manière aussi à ce qu'elles puissent pénétrer à 
l'intérieur des abris anti-aérien qui sont creusés un peu partout le long des 
rues et le long des routes, pour peut que l'on ait pas pris soin de les fermer. 
Et enfin, elles éclatent en l'air pour mieux frapper les populations civiles. 
D'ailleurs, malgré les consignes, la plupart des vietnamiens, comme ils ont 
envie de voir ce qui se passe, ne ferment pas les trous. Ainsi, lorsque les 
bombes explosent, ceci rend ces abris à peu près illusoires. De même, les 
billes de métal ont été remplacées par des billes en plastique pour que leur 
détection par des moyens de radiographie soit impossible. Il faut donc 
développer des techniques nouvelles pour arriver à extraire ces billes des 
chairs déchiquetées. La technologie militaire employée au Viet-Nam est 
orientée plus vers une mutilation de la population que vers son 
extermination directe, parce qu'une personne mutilée demande des soins 
de beaucoup d'autres gens pour la maintenir en vie, tandis qu'une personne 
tuée en demande très peu. Il y a donc un certain nombre d'aspects assez 
atroces de la technologie liées véritablement à une recherche, à l'état actuel 
de la science. 

Par ailleurs, il y a une chose dont je ne me rendais pas compte au moment 
où j'ai commencé à réfléchir sur ces questions, c'est que pratiquement 
toutes les grandes firmes commerciales américaines sont directement 
impliquées dans la fabrication des armements. C'est vrai dans une moindre 
mesure pour les firmes françaises ; je ne sais pas ce qu'il en est pour les 
firmes suisses. Au moment où j'ai quitté l'institut où je travaillais à cause de 
la présence de 5% du budget qui était d'origine militaire, je ne voyais rien à 
redire au fait que la plupart des fonds provenaient de firmes telles que 
Esso, Saint-Gobain et autres. Mais depuis lors, j'ai découvert que ces firmes 
sont très directement impliquées également dans ces fabrications 
d'armement, elles ont toutes d'important contrats avec l'armée. De telle 
façon que, finalement, il devient impossible de distinguer entre la recherche 



-37- 



militaire et la recherche tout court, et même entre, disons, les firmes 
d'usage courant et les firmes liées à la prolifération des appareils militaires. 
Finalement, j'ai fini par m'apercevoir que tout était inextricablement lié. 

Au fait, je m'aperçois qu'il y a une question à laquelle je n'ai pas répondu, 
qui était peut-être liée à Galois. C'était l'affirmation qu'il était bon de 
poursuivre la recherche scientifique pour elle-même, pour le plaisir de la 
connaissance, au même titre que l'on poursuit une activité artistique. Alors 
là, il y a peut-être une ou deux choses à dire. 

Une première chose est que pour arriver à comprendre et à apprécier le 
genre de mathématiques que je faisais, par exemple, il y a trois ans encore, 
à supposer même que l'on court-circuite les canaux habituels dans 
l'enseignement, que l'on aille directement au fait, à l'essentiel, il faut 
compter quelque chose comme une formation spécialisée de cinq à dix ans. 
Or, il est clair qu'une telle formation sera dans l'état actuel des choses 
l'apanage d'une infime minorité de la population. D'autre part des centaines 
d'autres mathématiciens font des choses tout aussi ésotériques dans leur 
coin. De telle façon que finalement, ceux qui arrivent à comprendre le genre 
de chose que je faisais, une chose à laquelle je me livrais intensément 
depuis quelques années, sont — que sais-je — peut-être cinq, dix quinze, 
vingt personnes au monde, quelque chose dans ce goût-là. Alors, 
l'importance que peut avoir du point de vue artistique, disons, l'activité 
mathématique est très différente de l'importance que peut avoir, par 
exemple, la musique. Pour ressentir la musique, nous n'avons pas besoin 
d'une longue formation. En fait, nous n'avons pas même besoin d'être 
encore né, parce que même un embryon, dans le ventre de sa mère, réagit 
déjà aux stimuli musicaux. Je crois que pas mal de personnes ont dû en faire 
l'expérience, en tous cas ma femme l'a faite : lorsqu'il y avait une musique 
de jazz, alors qu'elle était enceinte depuis cinq ou six mois, le bébé dansait 
dans son ventre. Bien entendu, quand je parle d'art ici, je parle de l'art 
élémentaire, de l'art que nous pouvons apprécier, et même que nous 
pouvons faire chacun de nous : de la musique, du dessin, de la poterie, des 
choses comme cela, qui demandent une formation relativement minime. 

Mais il est vrai que dans les arts, comme dans les sciences, comme dans 
pratiquement toute activité humaine, également dans l'activité physique, 
dans les sports, l'aspect de compétition prend de plus en plus d'importance. 
Actuellement, chez presque tous, quand on dit art, le réflexe est de penser à 
des gens comme Rubinstein, Gieseking ou Heifetz, ou bien comme Picasso, 
etc. C'est-à-dire de penser immédiatement aux grands virtuoses de l'art, 
ceux qui sont arrivés à une position de prestige extraordinaire. Finalement, 
l'art devient l'apanage d'un tout petit nombre de gens qui font de l'art pour 



-38- 



nous, par procuration, parce que là il n'est absolument plus question que 
chacun de nous en fasse autant dans sa propre vie. 

Or, c'est encore une des choses qu'on pourrait dire à propos de la 
question de ce que l'on entend par une vie qui vaut la peine d'être vécue : 
C'est une vie qui, précisément, contienne sa part de créativité, y compris sa 
part de créativité artistique. Il est beaucoup plus important que chacun de 
nous soit capable d'être artiste dans son propre domaine et à son propre 
niveau, à produire de la musique, à en exécuter, disons, sur un harmonica, 
sur un piano ou sur une guitare et à en retirer un plaisir direct. Ce plaisir, je 
crois, sera infiniment plus profond que le plaisir qu'il pourra avoir à 
écouter un disque de Heifetz ou de Gieseking. Il est d'une autre nature, en 
tous cas, il se place à un autre niveau. Peut-être que l'un n'empêche pas 
l'autre, ce n'est d'ailleurs pas clair. J'ai l'impression que le genre de 
mentalité qui règne parmi les grands virtuoses — qui leur fait exécuter, par 
exemple, cinq heures de gammes par jour, jour après jour — finit par tuer 
une grande part de la joie qu'ils ressentent à faire de la musique. Et ceci est 
nécessaire pour arriver à tenir le coup dans la compétition très forte qui 
s'exerce entre virtuoses. Je crois qu'elle est à peu près du même type que la 
compétition, parfois inconsciente, qu'il y a entre scientifiques. Compétition 
qui fait que des gens que je connais, y compris moi-même parfois, passent 
quinze heures de leur journée, jour après jour, pendant longtemps, à 
essayer de développer des théorèmes mathématiques de plus en plus 
sophistiqués, de plus en plus ésotériques. J'ai l'impression que ce type de 
mentalité disparaîtra dans les générations qui viennent. 

Question : 

— Ne pensez-vous pas qu'il y a quelque chose de beaucoup plus — quel 
que soit le mode de la civilisation et qui est propre à l'homme : cette liberté 
troublante de se poser des questions, de se demander « Pourquoi, par 
exemple, les planètes tournent de cette façon autour du soleil ? » ; 
« Pourquoi sommes-nous malheureux ? ». Cette grande liberté me paraît un 
peu, elle aussi, être condamnée vis à vis de la science. Parce que, en fait, 
nous avons aussi cette liberté de dire que la science est un malheur. En 
nous faisant prendre conscience que la science actuelle est mauvaise, vous 
supprimerez peut-être à l'avenir toute la liberté aux autres. Peut-être un 
jour la science pourrait apparaître bonne. En quelque sorte, comme un 
pendule, l'homme est à la fois cohabité par l'ange et le démon. Vous 
voudriez simplement qu'il soit habité par l'ange. J'en sera ravi, mais 
l'histoire humaine à montré souvent, n'est-ce pas, qu'il oscille entre le 
mauvais et le bien. Vous prévoyez peut-être que le pendule ira cette fois-ci 
du bon côté. J'espère avec vous, mais je ne sais pas si ce pendule sera arrêté 
à l'avenir à cette position. 



-39- 



Réponse : 

— Une de vos questions est de savoir si en tournant le dos à la science 
telle qu'elle se fait actuellement et, éventuellement, en retirant aux gens la 
liberté de se poser le genre de questions que se pose la science actuelle, on 
ne va pas supprimer en même temps la liberté ou une partie appréciable de 
la liberté. 

Je voudrais dire à ce propos que moi-même et mes amis de Survivre et 
Vivre ne recommandons nullement de prendre des mesures coercitives qui 
empêcheraient qui que ce soit de faire de la science. La question n'est pas 
là. Si je prévois que la science, telle qu'elle est pratiquée actuellement, va 
dépérir, que par exemple la mathématique toute entière, à peu de choses 
près, va disparaître dans les générations qui viennent, c'est qu'il s'agira 
d'un dépérissement tout naturel parce que les gens ne se sentiront plus 
incités à en faire. Ainsi, pour faire un parallèle à une échelle moindre, je 
crois que c'était dans le premier siècle de notre ère, la science des sections 
hyperplanes, des sections coniques et des faisceaux de coniques était 
arrivée à un degré de complexité tel que les mathématiciens de cette 
époque pensaient que c'était la fin de la mathématique, parce que de toute 
façon, en allant plus loin, les choses deviendraient d'une complexité telle 
qu'il serait impossible à l'esprit humain de s'y reconnaître. Or il est arrivé 
que, purement et simplement, on a complètement laissé tomber ce genre de 
spéculations et la mathématique a continué dans des voies entièrement 
différentes et on s'aperçoit bien que la mathématique n'a pas cessé de 
produire du neuf jusqu'à aujourd'hui. Dans le même ordre d'idées, je pense 
que la direction de recherches qui s'est développé depuis 400 ans, disons, 
dans un certain esprit, va dépérir de la même façon et que l'esprit humain 
prendra des avenues très différentes. Non pas de façon coercitive, 
simplement parce que ce ne sera plus pratiqué. Il y aura d'autres impératifs 
liés à nos besoins véritables. 

Je pense que l'agriculture, l'élevage, la production d'énergie 
décentralisée, une certaine espèce de médecine très différente de la 
médecine qui prévaut actuellement, vont être à l'avant plan. Il est 
impossible de dire quelle sera la part de joie purement créatrice dans ces 
développements nouveaux. J'espère que ce sera un développement créateur 
où il n'y aura pas de différences essentielles entre activités conceptuelles et 
activités physiques manuelles. Quand les hommes deviendront 
suffisamment maîtres de leurs besoins pour qu'une part appréciable de leur 
créativité reste libre — et ceci prendra un temps qu'on ne peut pas prévoir, 
ce sera peut-être une génération, peut-être dix, nul ne sait — à ce moment- 
là, n'importe qui, pas seulement une certaine élite scientifique, sera en 
mesure de dédier une partie importante de son temps à des recherches 



-40- 



purement créatrices, purement spéculatives, purement ludiques. Même si 
on reprend certaines directions de recherches qui auraient été 
abandonnées entre temps, par exemple certaines directions de la 
mathématique actuelle ou même de la physique — si la société est prête à 
les prendre en charge, parce que la physique actuelle ne se fait pas 
simplement par la tête, elle se fait avec une instrumentation sérieuse, avec 
des mises de fonds, implique la mobilisation d'une énergie collective 
importante — , à ce moment-là, je n'y vois pas d'inconvénient ; mais je crois 
qu'il est absolument impossible de le prévoir maintenant. En tout cas, je 
suis d'accord avec vous que la liberté est véritablement un critère essentiel 
pour les directions à prendre ; enfin, pour moi elle l'est certainement. Je 
pense que rien de nouveau se créera en dehors de la liberté et même, 
encore une fois, que le dépérissement de la science actuelle augmentera 
notre liberté, et ce ne sera pas aux dépends de la liberté de qui que ce soit. 

à propos de votre image de l'homme ange et démon, je ne crois pas à 
cette dichotomie du bien et du mal. Je ne partage pas cette façon de voir ; il 
y a plutôt un mélange complexe de deux principes opposés. Si vous le 
permettez, je vais faire une petite digression philosophique concernant le 
mode de pensée mathématique et son influence sur la pensée générale. Une 
chose m'avait déjà frappé avant d'en arriver à une critique d'ensemble de la 
science depuis près de deux ans : c'est la grossièreté, disons, du mode de 
raisonnement mathématique quand on le confronte avec les phénomènes 
de la vie, avec les phénomènes naturels. Les modèles que nous fournit la 
mathématique, y compris les modèles logiques, sont une sorte de lit de 
Procuse pour la réalité. Une chose toute particulière aux mathématiques, 
c'est que chaque proposition, si l'on met à part les subtilités logiques, est ou 
bien vraie ou bien fausse ; il n'y a pas de milieu entre les deux, la 
dichotomie est totale. En fait, cela ne correspond absolument pas à la 
nature des choses. Dans la nature, dans la vie, il n'y a pas de propositions 
qui soient absolument vraie ou absolument fausses. Il y a même lieu 
souvent, pour bien appréhender la réalité, de prendre en ligne de compte 
des aspects en apparence contradictoires, en tout cas, des aspects 
complémentaires, et tous les deux sont importants. D'un point de vue plus 
élémentaire, aucune porte n'est jamais entièrement fermée ou entièrement 
ouverte, ça n'a pas de sens. Cette dichotomie qui provient peut-être de la 
mathématique, de la logique aristotélicienne, a vraiment imprégné le mode 
de pensée, y compris dans la vie de tous les jours et dans n'importe quel 
débat d'idées ou même de vie personnelle. C'est une chose que j'ai souvent 
remarquée en discutant avec des personnes, que ce soit en privé ou en 
public. En général, les personnes voient deux alternatives extrêmes et ne 
voient pas de milieu entre les deux. Si mon interlocuteur a choisi une 
certaine alternative et que j'aie une vision qui se situe au-delà de celle qu'il 



-41- 



considère comme bonne, tout aussitôt, il m'accusera d'avoir choisi 
l'alternative extrême opposée, parce qu'il ne voit pas le milieu. 

Je crois qu'il y a là un vice de pensée inhérent au mode de pensée 
mathématique et j'ai l'impression qu'il se reflète également dans cette 
vision manichéenne de la nature humaine. Il y a d'une part le bon, d'autre 
part le mauvais et dans le meilleur des cas on les voit cohabiter. J'ai 
l'impression que ce que nous appelons mauvais n'est qu'une réaction 
naturelle à une certain nombre de répressions que nous subissons depuis 
notre naissance ; en un sens ce sont des réactions tout aussi naturelles, tout 
aussi nécessaires que, par exemple, l'apparition de la fièvre — signe que 
notre corps est en train de réagir douloureusement et positivement à une 
invasion microbienne. La tâche du médecin n'est pas d'éliminer la fièvre, 
mais d'essayer de combattre l'invasion microbienne par des médicaments. 
Ceci est tout au moins la thèse officielle. Peut-être la tâche du médecin de 
l'avenir sera-t-elle surtout de comprendre la cause psychosomatique de la 
prolifération microbienne à ce moment plutôt qu'à un autre, alors qu'il y a 
toujours des microbes dans l'environnement et alors que nous y sommes 
exposés tout le temps : quelles sont les causes véritables, quelles sont les 
tensions auxquelles nous avons été soumises et qui nous rendent 
vulnérables. Mais ceci est une autre paire de manches. Donc, j'ai 
l'impression que la vision manichéenne n'est pas très bonne. Elle fait partie 
de l'air que nous respirons avec la culture ambiante et je crois que cette 
vision va encore se modifier. 

Question : 

— Vous pensez que cette vue du juste et du faux, c'est de l'air que nous 
respirons et qui vient de la mathématique. Moi, je crois plutôt le contraire. 
La mathématique moderne est plus jeune que toute notre philosophie 
médiévale ou même que la théologie. Parce que cette pensée qu'il y a le bon 
Dieu et le Diable, les deux adversaires, elle est très ancienne. Il se peut que 
les mathématiciens médiévaux du XVe et du XVIe siècle étaient tellement 
imprégnés de cette idée qu'il était naturel de penser comme cela, à propos 
de l'autre exemple, je pense qu'avant que la médecine n'arrive au point 
actuel, on essayait aussi d'expulser les mauvais esprits, le Diable. Donc, 
c'était la même idée. Je voulais juste émettre un doute, je le vois juste à 
l'envers. Je ne dirai pas que c'est un vice qui est dû à la mathématique 
seulement, mais je dirai qu'elle à peut-être hérité cela du passé. 

Réponse : 

— Bourbaki n'est pas à l'origine de la mathématique ; dans ses notes 
historiques, Bourbaki la fait remonter aux mathématiciens Grecs, disons à 
partir de Pythagore. C'est donc déjà une tradition très ancienne. Prenons 



-42 - 



par exemple Euclide qui a développé cet esprit systématique de façon 
absolument parfaite, de telle sorte qu'il a été enseigné jusqu'à il n'y a pas 
tellement longtemps encore. Il est donc possible que la mathématique soit 
pour quelque chose dans cet état d'esprit ; même s'il n'y a pas — je ne peux 
pas en jurer — un effet de causalité. Enfin, le fait que les deux choses aillent 
dans le même sens, la dichotomie mathématique et le manichéisme ou cette 
tendance à ne voir toujours que les deux extrêmes d'une alternative, ça ne 
peut guère être le hasard ; il y a certainement corrélation entre les deux. Ce 
sont des choses liées dans la culture dominante. Cette culture dominante, 
de toute façon, ne date pas d'hier, je pense qu'elle s'est développée depuis 
plus de deux mille ans. Je ne suis pas très ferré en histoire mais, par 
exemple des gens comme Jacques Ellul ou Lewis Mumford ont étudié 
précisément les tenants et les aboutissants idéologiques de la science et de 
la technologie depuis les origines ; en ce qui concerne Mumford, il me 
semble qu'il les situe déjà du temps de pharaons, des grands travaux de 
l'Egypte. Donc, je crois que nos ancêtres, à ce sujet, remontent assez loin. 
Mais il y avait une autre question je crois ? 

Question : 

— DÉBUT DE LA QUESTION INAUDIBLE de démystification ou 

de dénonciation du rôle de la science et surtout la motivation du 
scientifique, même si cela est peut-être incomplet. Je crois par exemple 
qu'on pourrait discuter longtemps et noter les rôles importants qu'a, à mon 
avis, la science dans la conservation même des structures sociales de notre 
société. J'ai trouvé un peu préoccupante la sorte d'interprétation qui 
pouvait découler de votre exposé sur la solution qui peut être trouvée à 
cette difficulté. La solution de se retirer, disons, du travail qui finalement 
est la raison pour laquelle la société vous paye est une solution de luxe qui 
ne peut être accessible qu'à très peu de gens et qui ne peut pas être érigée 
en solution. Matériellement, un ouvrier ne peut pas se retirer du travail 
pour développer sa sensibilité, à mon avis, si un ouvrier ne se cultive pas, ce 
n'est pas parce qu'il n'en a pas envie, ou ne comprend pas quels sont les 
vrais problèmes ; c'est parce que le poids écrasant de la société et des 
rythmes de travail, des conditions de vie auxquelles il est soumis ne lui 
offrent aucune autre possibilité, à mon avis, ce n'est pas les symptômes qu'il 
faut soigner, c'est la maladie. La maladie est entièrement basée dans la 
structure sociale, à mon avis, c'est seulement en participant à ces 
changements de structure qu'on pourrait un jour envisager de trouver un 
rôle nouveau soit dans la sensibilité de chacun, soit un rôle nouveau de la 
science elle-même. Ce n'est pas en faisant un peu de théorie — ici, sur quel 
est le rôle de la science — , qu'on pourra trouver notre place. Je crois que la 
participation à cette lutte est difficile pour un scientifique parce que 
justement la parcellisation des activités sociales la rend difficile. Je crois 



-43 - 



que la participation à cette lutte ne peut se faire qu'à partir de son poste de 
travail parce que le poste de travail est l'arme de tout le monde et je ne vois 
pas pourquoi ce serait différent pour un scientifique. 

Réponse : 

— Je pense qu'il y a un malentendu en ce sens que vous croyez que je 
préconise telle ou telle solution. Or, effectivement, j'ai parlé de mon 
expérience personnelle, de ma pratique personnelle, à titre d'illustration 
d'un type d'action, de conclusions qu'on peut tirer lorsqu'on est confronté 
avec certaines contradictions. Toutefois, ce n'est absolument pas dans 
l'intention de me poser en modèle pour qui que ce soit. Je réalise bien que 
les conditions dans lesquelles sont placés les uns et les autres sont 
extrêmement différentes. D'une part les conditions dites objectives et 
ensuite les conditions subjectives, disons, l'état de préparation nécessaire 
pour prendre des décisions assez draconiennes ; comme celles que j'ai 
prises en quittant l'Institut dans lequel je travaillais et un peu plus tard en 
décidant d'arrêter la recherche scientifique. Ce qui n'empêche pas 
d'ailleurs, que je suis encore payé pour enseigner, l'année dernière et cette 
année-ci, la science très ésotérique au Collège de France et que l'an 
prochain je serai ou bien enseignant à la Faculté des Sciences ou bien 
directeur de recherches au Centre National de la Recherche Scientifique 
(CNRS). C'est-à-dire que je n'aurai pas échappé à la contradiction de mon 
état scientifique. 

Finalement, ce qui compte pour moi, ce n'est pas tellement d'atteindre la 
position de pureté morale qui est parfaitement impossible à l'intérieur de 
cette société — c'est une des nombreuses choses que j'ai apprises au cours 
de ces deux dernières années — , ce qui compte c'est que nous soyons un 
ferment de transformations, un facteur de transformations là où nous nous 
trouvons. Bien entendu, si nous nous trouvons dans un certain milieu 
professionnel, il ne s'impose pas nécessairement que nous quittions ce 
milieu professionnel. Mais ce dont je suis convaincu, c'est que cette 
transformation ne se fera pas par la vertu magique d'adhérer à un certain 
parti ou, de temps en temps, de distribuer des tracts, ou encore d'adhérer à 
certains syndicats ou de déposer des bulletins de vote. Je suis entièrement 
persuadé que ce genre de transformation se fera, pour commencer, au 
niveau des relations personnelles. Dans la mesure où ces relations 
personnelles ne changeront pas profondément, rien ne changera. Si l'on 
pense que les relations personnelles ne peuvent changer qu'après le 
changement des structures — cela signifie qu'on renvoie tout au grand jour 
J de la révolution — la révolution ne viendra jamais ou la révolution qui 
viendra ne changera rien. C'est-à-dire qu'elle mettra une équipe dirigeante 



.44. 



technocratique à la place d'une autre équipe technocratique et la société 
industrielle ira son chemin comme par devant. 

Comme exemple de relations qui devront changer de façon radicale, je 
pense par exemple aux relations entre les enseignants et les étudiants. Je 
serais probablement confronté dès cet automne à cette situation. C'est la 
première fois de ma vie d'ailleurs que je serais dans un amphithéâtre avec 
des étudiants auxquels je devrais pour de bon enseigner les mathématiques 
qui vont les préparer à certains examens, leur procurer certains diplômes, 
dont je suis convaincu qu'ils ne servent à rien. D'une part, ils ne servent à 
rien pour la société dans son ensemble et d'autre part, il n'est même pas 
clair qu'ils servent à quelque chose à ceux qui auront ce diplôme, parce qu'il 
n'est absolument pas clair que cela leur permettra d'avoir un métier par la 
suite. Aujourd'hui encore, la plupart des scientifiques ou bien se refusent à 
voir le problème ou bien, s'ils le voient, posent un voile pudique par dessus 
dans leurs relations avec les étudiants. Les relations entre les étudiants et 
eux sont donc des relations traditionnelles de professeur à étudiant ; c'est- 
à-dire qu'ils font un cours technique, celui qu'on leur demande, un point 
c'est tout. Lorsque, exceptionnellement, les étudiants posent des questions 
techniques, on répond à ces questions techniques du mieux que l'on peut et 
c'est tout. En ce qui me concerne, j'ai décidé de ne pas m'en tenir à ce type 
de relations et de ne plus séparer l'enseignement mathématique d'une 
discussion cartes sur table avec des étudiants ou tous ceux qui voudront 
venir assister à la discussion pour essayer de faire le point : « Pourquoi est- 
ce que nous sommes là ?» ; « Qu'est-ce que nous allons apprendre 
ensemble ?» ; « Pourquoi ?» ; « Que signifie l'examen qui est au bout du 
programme de cette année ?» ; « Quel est son sens ?» ; « Quel est notre rôle 
mutuel, moi professeur et vous étudiants ? ». Et enfin, décider ensemble de 
ce que l'on fera. Sans doute, dans les premières années, à moins que la 
situation ne mûrisse encore plus vite que je ne le prévois, il est probable 
que les étudiants, dans leur majorité, insisteront pour que, une fois ces 
discussions terminées, on suive plus ou moins le programme traditionnel et 
qu'on fasse le rituel d'usage des examens. Il est possible aussi qu'ils en 
décident autrement, auquel cas je me plierai à leur avis. De toute façon, il y 
a là la possibilité d'un échange dynamique, d'un mûrissement de 
l'atmosphère générale. 

En fait, j'ai commencé à mettre ces idées en pratique cette année même 
au Collège de France où j'avais annoncé, comme première partie au cours 
de mathématique prévu, une discussion sur le même thème que notre 
discussion d'aujourd'hui. Cette proposition a donné lieu à un débat assez vif 
parmi mes collègues du Collège de France. Pour la grande majorité d'entre- 
eux, c'était une chose absolument impensable qu'un cours de 
mathématique puisse être partiellement et officiellement consacré à une 



-45- 



question de ce type. En fait, le titre était plus long : « Sciences et techniques 
dans la crise évolutionniste actuelle, Allons-nous continuer la recherche 
scientifique ? ». Je posais donc la question de la crise de civilisation qui me 
semble être la question urgente à débattre actuellement. Or, peut-être pour 
la première fois ou une des rares fois que dans cette auguste institution on 
pose une question véritablement brûlante pour la civilisation dans laquelle 
nous sommes et qu'on se propose de la discuter publiquement et en 
profondeur, c'est pratiquement la seule fois où le corps professoral réuni 
refuse de donner son approbation à ce sujet de cours. En effet, le vote a 
donné quelque chose comme trente cinq voix contre et neuf voix pour et j'ai 
été moi-même surpris de trouver neuf collègues pour soutenir mon 
initiative. Cette surprise était d'ailleurs, j'en suis convaincu, beaucoup plus 
grande chez les trente cinq autres. D'après le ton sur lequel avait lieu cette 
discussion, il était clair que, pour eux, c'était impensable qu'un scientifique 
dans son sens commun puisse ne pas être choqué par le genre de 
proposition que je faisais pour ce cours soi-disant de mathématiques. 

Ceci, bien entendu, juste à titre d'exemple, non pas pour dire que tout le 
monde peut faire la même chose, mais à titre d'exemple concret de ce que, 
personnellement, j'essaie de faire pour tirer parti d'une situation 
simplement contradictoire. Au lieu d'essayer de cacher ces contradictions, 
j'essaie de les faire éclater le plus brutalement possible et ceci comme un 
moyen de faire mûrir une certaine situation. 

Question : 

— Vous avez fait constamment référence à la recherche scientifique, 
mais j'ai l'impression que vous donnez au terme une signification trop 
restreinte. J'ai l'impression que pour vous ce sont les mathématiques bien 
sûr, ensuite la physique, quelque chose comme ça, à la rigueur la recherche 
médicale. Mais il me semble que vous ignorez qu'il y a la recherche en 
sciences sociales, la recherche en sciences de l'homme. Vous parlez en 
termes apocalyptiques de ce qui va arriver à la société, à la civilisation, 
comme si c'était quelque chose qui devait arriver fatalement et de façon 
incontrôlable par l'homme. Je ne suis pas d'accord avec vous parce que, 
précisément, les sciences de l'homme permettent de contrôler cette 
évolution. On peut déjà observer le travail concret des agences publicitaires 
pour ne pas parler de choses beaucoup plus graves que la consommation 
du Coca-Cola. Vous parlez en termes apocalyptiques de choses qui doivent 
arriver comme des choses incontrôlables pour l'homme et là je crois que 
vous avez tort parce que si vous voulez modifier la société dans un sens — 
et je suis tout à fait d'accord avec vous qu'il faut la modifier, même si je ne 
suis pas tout à fait certain que ce soit dans le même sens, mais en tout cas 
on est d'accord sur la principe — , je crois au contraire qu'il faut faire cette 



-46- 



science maudite, comme le disait le monsieur, pour pouvoir nous aussi 
contrôler cette évolution que vous présentez dans les caractéristiques de 
fatalisme. D'autre part, lorsque vous dites que vous allez discuter avec les 
étudiants de quels seront vos rapports avec eux, vous allez faire une science 
de l'homme que l'on appelle la communication pédagogique. Ce n'est pas 
les mathématiques, mais c'est de la science. Je crains que fatalement vous 
retombiez soit dans la religion, soit dans la science parce que ou bien vous 
faites des prophéties apocalyptiques ou bien vous essayez de faire avec vos 
étudiants, de réinventer des sciences qui sont déjà faites. 

Réponse : 

— Vous parlez d'une vision apocalyptique de la civilisation et c'est un 
terme qui revient souvent quand on parle de la civilisation. C'est toujours ce 
même conditionnement qui nous fait concevoir qu'il y a une civilisation, 
comme s'il n'y en avait pas eu des centaines et comme s'il ne va pas y en 
avoir des centaines d'autres. Donc, déjà, un premier point que je voudrais 
remettre en place dans ma vision tout au moins : c'est qu'il s'agit d'une 
certaine civilisation, qu'on peut fort bien récuser d'ailleurs et dont on peut 
fort bien prévoir qu'elle va disparaître comme bien d'autres civilisations 
ont disparu. Lorsqu'il y a près de deux ans, j'envisageai la disparition de la 
civilisation, j'étais encore trop prisonnier de ses conditionnements : 
j'identifiais la civilisation, la seule que je connaissais, avec l'humanité. La 
destruction de cette civilisation m'apparaissait effectivement sous une 
image apocalyptique de fin de l'espèce humaine. Or, voici une demi-heure 
ou une heure, j'ai expliqué que cette vision a entièrement changé 
maintenant. L'écroulement de cette civilisation n'est pas une vision 
apocalyptique ; c'est, disons, quelque chose qui me semble hautement 
souhaitable. Je considère même que c'est notre grande chance qu'il existe, 
disons, une base biologique de la société humaine qui se refuse à suivre la 
voie de la civilisation industrielle dominante. Finalement, c'est la crise 
écologique qui va nous forcer, que nous le voulions ou non, à modifier notre 
cours et à développer des modes de vie et des modes de production qui 
soient radicalement différents de ceux en cours dans la civilisation 
industrielle. 

D'autre part, vous parlez du rôle des sciences humaines en disant qu'il n'y 
a pas que les sciences dites exactes, les sciences physiques, et je le sais bien. 
Vous savez aussi comme moi d'ailleurs, et ça c'est une critique très sérieuse 
qu'on peut faire aux sciences humaines, qu'elles essaient de plus en plus de 
se mouler sur le modèle des sciences dites exactes, les sciences 
mathématiques en particulier. De telle façon que, dans la mesure où les 
sciences humaines veulent accéder au véritable statut scientifique — 
puisque seule la science d'après des normes universellement admises est 



-47- 



considérée comme sérieuse — , on enferme ces sciences humaines de plus 
en plus dans un jargon souvent mathématique. On connaît l'influence des 
tests numériques, des méthodes quantitatives, dans la psychologie par 
exemple. On pourrait souligner aussi que pas mal de traités d'économie, des 
gros traités, commencent, pour les deux tiers du livre, par l'exposé de 
pesants formalismes mathématiques qui ont comme seul but de les rendre 
incompréhensibles au commun des mortels. Un professeur d'économie de 
Bordeaux a dit textuellement à un de mes amis que le but de ce formalisme 
mathématique dans un livre de sa composition était de cacher le fait que le 
contenu scientifique véritable pouvait être compris par n'importe quelle 
personne ayant le niveau d'instruction du Certificat d'études. Ainsi, on peut 
faire un reproche très sérieux aux sciences humaines dans cette direction. 

D'autre part les sciences humaines sont l'objet de détournements et à ce 
titre elles sont soumises aux mêmes critiques que les autres sciences. Par 
exemple, dans l'avant dernier numéro de Survivre, on donne pas mal de 
détails sur l'utilisation de l'anthropologie dans la guerre du Sud-Ouest 
Asiatique. En fait, la science anthropologique américaine est en grande 
partie au service des militaires : pour arriver à quadriller les populations 
indigènes en Asie du Sud-Ouest, pour étudier par ordinateur l'impact que 
pourrait avoir telle politique ou telle autre, comme de brûler les récoltes 
par exemple, afin de savoir si les retombées seront plus bénéfiques vis à vis 
de l'implantation américaine ou si, au contraire, le ressentiment pourrait 
l'emporter. Il y a donc des études comme celles-ci qui sont faites sur le 
terrain par des anthropologistes. 

Finalement, je crois qu'il n'y a pas tellement de différences à faire du 
point de vue du rôle pratique et idéologique entre les sciences humaines et 
les sciences dites exactes, les sciences naturelles disons. 

Question : 

— Je voudrais vous demander quels sont les buts du mouvement 
Survivre et quels sont les contacts que vous avez avec les mouvements 
existants dans la région comme le Comité Bugey-Cobaye. 

Réponse : 

— Les buts du mouvement Survivre ? Au début notre vision était 
apocalyptique et nous avions pris pour but de lutter pour la survie de 
l'espèce humaine menacée par les dangers des conflits militaires et par la 
crise écologique provenant de la pollution et de l'épuisement des 
ressources naturelles. Mais au cours d'un an et demi d'existence, nous 
avons pas mal évolué et je pense que l'on pourrait formuler ainsi la façon 
dont la plupart d'entre nous voient notre but : aider à préparer le passage 



-48- 



d'un type de civilisation à un autre par des transformations qui puissent 
s'effectuer dans l'immédiat. Jusqu'à maintenant, notre travail a été surtout 
un travail critique. Néanmoins, cela fait longtemps, plus de six mois, que 
nous voyons assez clairement qu'il faut arriver à dépasser le travail critique 
pour arriver à faire quelque chose dans une direction constructive. Par 
exemple, disséminer de l'information sur le mouvement communautaire, 
sur le développement des techniques de technologie légère, de 
biotechnologie, dans le sens des Nouveaux Alchimistes; disséminer de 
l'information sur les expériences d'écoles nouvelles du type Summerhill et 
des choses dans ce genre là. Mais, entre l'intention de le faire et, disons, la 
préparation du point de vue de l'expérience, du point de vue du contact, etc. 
il y a encore un pas. Je pense que cette transformation, dans le contenu du 
journal et notre action, se fera progressivement, au cours de l'année ou des 
années qui viennent. J'espère que d'ici une année par exemple, au moins 
une moitié des publications que nous sortirons, que ce soit journal ou autre 
chose, vont être dans cette direction constructive au lieu d'être purement 
critiques. 

En ce qui concerne nos relations avec le Comité Bugey-Cobaye, eh bien 
nous sommes en bonnes relations avec eux ! Cinq membres de Survivre ont 
participé à la grande fête-manifestation de Bugey-Cobaye du mois de juin 
dernier. Nous sommes en relations assez suivies avec eux. On a même eu 
quelqu'un à la permanence devant la centrale nucléaire de Bugey pendant 
un mois ou deux en automne dernier. C'était un adhérent de l'Hérault, un 
rédacteur du Courpatier, un petit journal écologique régional de la 
Provence. 

Du point de vue pratique, une des choses utiles que nous pouvons faire, 
disons, comme action spécifique, en particulier parce que nous sommes 
beaucoup de scientifiques à l'intérieur de Survivre et que nous sommes 
donc mieux placés que beaucoup d'autres, c'est de contribuer à dénoncer 
un certain nombre de mythes de la science et nous allons commencer 
vigoureusement dans ce sens à partir du n°9 de Survivre. Son éditorial est 
consacré à une description critique de l'idéologie scientiste, avec pour titre 
« La Nouvelle église Universelle ». 

D'autre part, nous pensons qu'un phénomène très important est en train 
de se passer. A savoir le nombre de plus en plus grand de personnes isolées 
dans leur coin ou dans leur milieu familial ou professionnel qui 
commencent à être conscientes de l'existence d'une véritable crise de 
civilisation. Elles se sentent donc isolées et de ce fait paralysées, et nous 
voulons contribuer à créer un réseau des connaissances entre ces gens là. 
En fait, ce réseau est en train de se constituer par l'intermédiaire de toutes 
sortes de facteurs ; je crois que, par exemple, les articles de Fournier dans 



-49- 



Charlie-Hebdo y contribuent et je pense que l'existence de notre groupe y 
contribue également. D'ailleurs, ce phénomène de création d'un réseau de 
liens entre des entités d'abord isolées ne concerne pas seulement les 
personnes mais aussi les groupes. Par exemple, pendant un bon moment, le 
groupe Survivre croyait être le seul de son espèce à faire une analyse 
critique de la science. Or nous nous sommes aperçus depuis que, un peu 
partout, il y a des groupes analogues qui sont en train de surgir. Nous 
connaissons particulièrement bien le groupe Lacitoc et un autre groupe aux 
États-Unis Science for the People. Il y a d'autres groupes qui se sont créés 
plus ou moins simultanément avec nous et sous le même nom Survival aux 
états-Unis. Ces groupes, qui sont partis chacun d'un aspect spécifique de la 
crise de civilisation, élargissent peu à peu leur point de départ avec toutes 
sortes d'autres groupes qui parfois sont partis de points très différents. J'ai 
l'impression que ce processus extrêmement rapide va probablement être 
achevé dans l'année qui vient. C'est-à-dire qu'à partir de ce moment-là, 
n'importe qui dans la société occidentale, tout au moins celui qui 
commence à sentir assez clairement que quelque chose ne va pas du point 
de vue de la civilisation, qui commence à être étreint par un sentiment 
d'incohérence dans sa propre vie — mais une incohérence qui ait une 
signification globale — , d'emblée il lui sera impossible d'être isolé, il 
trouvera immédiatement à se placer dans ce réseau. C'est un processus 
auquel un groupe comme le nôtre peut très bien contribuer. Ce sont des 
choses assez modestes, disons, chacun le fait dans sa propre sphère 
d'activités, mais comme il y a beaucoup de personnes et de groupes qui le 
font, l'effet global n'est absolument pas négligeable. 




-50- 



Article du journal Le Monde du 4 mai 1988 



Le mathématicien français 
Alexandre Grothendieck 
refuse le prix Crafoord 



Le mathématicien français Alexandre Grothendieck, qui obtint en 
1966 la médaille Fields, l'équivalent du prix Nobel en mathématiques, 
vient de refuser le prix Crafoord que l'Académie royale des sciences de 
Suède avait décidé de lui décerner (Le Monde daté 17-18 Avril). Ce 
prix, d'une valeur de 270 000 dollars (1,54 millions de francs), qu'il 
devait partager avec l'un de ces anciens élèves, le belge Pierre Deligne, 
récompense depuis 1982 des chercheurs travaillant dans le domaine 
des mathématiques, des sciences de la Terre, de l'astronomie et de la 
biologie. Le géophysicien français Claude Allègre en fut le lauréat en 
1986. Dans le texte qui suit et qui est adressé au secrétaire perpétuel 
de l'Académie royale des sciences de Suède, M. Alexandre Grothendieck 
explique les raisons de son refus. 



Je suis sensible à l'honneur que me fait l'Académie royale des sciences de 
Suède en décidant d'attribuer le prix Crafoord pour cette année, assorti 
d'une somme importante, en commun à Pierre Deligne (qui fut mon élève) 
et à moi-même. Cependant je suis au regret de vous informer que je ne 
souhaite pas recevoir ce prix (ni d'ailleurs aucun autre), et ceci pour les 
raisons suivantes. 

1) Mon salaire de professeur, et même ma retraite à partir du mois 
d'octobre prochain, est beaucoup plus que suffisant pour mes besoins 



-51- 



matériels et pour ceux dont j'ai la charge ; donc je n'ai aucun besoin 
d'argent. Pour ce qui est de la distinction accordée à certains de mes 
travaux de fondements, je suis persuadé que la seule épreuve décisive pour 
la fécondité d'idées ou d'une vision nouvelle est celle du temps. La fécondité 
se reconnaît à la progéniture, et non par les honneurs. 

2) Je constate par ailleurs que les chercheurs de haut niveau auxquels 
s'adresse un prix prestigieux comme le prix Crafoord sont tous d'un statut 
social tel qu'ils ont déjà en abondance et le bien-être matériel et le prestige 
scientifique, ainsi que tous les pouvoirs et prérogatives qui vont avec. Mais 
n'est-il pas clair que la surabondance des uns ne peut se faire qu'aux 
dépens du nécessaire des autres ? 

3) Les travaux qui me valent la bienveillante attention de l'Académie 
royale datent d'il y a vingt-cinq ans, d'une époque où je faisait partie du 
milieu scientifique et où je partageais pour l'essentiel son esprit et ses 
valeurs. J'ai quitté ce milieu en 1970 et, sans renoncer pour autant à ma 
passion pour la recherche scientifique, je me suis éloigné intérieurement de 
plus en plus du milieu des scientifiques. 

Or, dans les deux décennies écoulées l'éthique du métier scientifique 
(tout au moins parmi des mathématiciens) s'est dégradée à un degré tel que 
le pillage pur et simple entre confrères (et surtout aux dépens de ceux qui 
ne sont pas en position de pouvoir se défendre) est devenu quasiment une 
règle générale, et qu'il est en tout cas toléré par tous, y compris dans les cas 
les plus flagrants et les plus iniques. 

Dans ces conditions, accepter d'entrer dans le jeu des prix et des récom- 
penses serait aussi donner ma caution à un esprit et à une évolution, dans le 
monde scientifique, que je reconnais comme profondément malsains, et 
d'ailleurs condamnés à disparaître à brève échéance tant ils sont 
suicidaires spirituellement, et même intellectuellement et matériellement. 

C'est cette troisième raison qui est pour moi, et de loin, la plus sérieuse. Si 
j'en fais état, ce n'est nullement dans le but de critiquer les intentions de 
l'Académie royale dans l'administration des fonds qui lui sont confiés. Je ne 
doute pas qu'avant la fin du siècle des bouleversement entièrement 
imprévus vont transformer de fond en comble la notion même que nous 
avons de la « science », ses grands objectifs et l'esprit dans lequel 
s'accomplit le travail scientifique. Nul doute que l'Académie royale fera 
alors partie des institutions et des personnages qui auront un rôle utile à 
jouer dans un renouveau sans précédent, après une fin de civilisation 
également sans précédent... 



-52- 



Je suis désolé de la contrariété que peut représenter pour vous-même et 
pour l'Académie royale mon refus du prix Crafoord, alors qu'il semblerait 
qu'une certaine publicité ait d'ores et déjà été donnée à cette attribution, 
sans l'assurance au préalable de l'accord des lauréats désignés. Pourtant, je 
n'ai pas manqué de faire mon possible pour donner à connaître dans le 
milieu scientifique, et tout particulièrement parmi mes anciens amis et 
élèves dans le monde mathématique, mes dispositions vis-à-vis de ce milieu 
et de la « science officielle » d'aujourd'hui. 

Il s'agit d'une longue réflexion, Récoltes et Semailles, sur ma vie de 
mathématicien, sur la création (et plus particulièrement la création 
scientifique) en général, qui est devenue en même temps, inopinément, un « 
tableau de mœurs » du monde mathématique entre 1950 et aujourd'hui. Un 
tirage provisoire (en attendant sa parution sous forme de livre), fait par les 
soins de mon université en deux cents exemplaires, a été distribué presque 
en totalité parmi mes collègues mathématiciens, et plus particulièrement 
parmi les géomètres algébristes (qui m'ont fait l'honneur de se souvenir de 
moi). Pour votre information personnelle, je me permet de vous en envoyer 
deux fascicules introductifs, sous une enveloppe séparée. 

Alexandre Grothendieck 




Alexandre Grothendieck en 1988. 



-53- 



Tribune parue dans le mensuel CQFD n°128, janvier 201 5. 



Alexandre Grothendieck : 
hommage au défunt ? 

Beaucoup ont découvert Alexandre Grothendieck à l'occasion de 
l'hommage médiatique, écologiste et présidentiel qui vient de lui être rendu 
suite à son décès le 13 novembre 2014 en Ariège. 

La France s'enorgueillit de la disparition de ce « génie national » - 
omettant de mentionner que celui-ci resta longtemps, et délibérément, 
apatride. La « communauté mathématique » salue l'un de ses plus éminents 
représentants - se gardant bien d'évoquer les raisons de son retrait de la 
recherche au début des années 1970. C'est que la situation n'a guère changé 
et qu'il serait de mauvais ton de rappeler que notre génie démissionna avec 
fracas de son institut de recherche pour cause de financements militaires ! 
Inutile que les chercheurs s'inquiètent de la profonde collusion entre 
l'entreprise scientifique et les pouvoirs militaires et industriels. Mieux vaut 
semer l'oubli que de petits Grothendieck... 

Il est fort tentant de tisser un parallèle entre la célébration de cette 
disparition et les analyses de Robert Jaulin, grand ami du mathématicien. 
Pour ce méchant sauvage parmi les anthropologues, l'édification du 
monumental Crazy Horse Mémorial, célébrant le grand chef sioux, visait à 
étouffer la renaissance de l'American Indian movement et venait 
parachever l'ethnocide des peuples indiens. Et Jaulin d'enfoncer le clou 
dans la revue de son ami en 1973 : 

« La civilisation occidentale étant partout, et ici d'abord, destructrice des 
civilisations, elle est par construction une décivilisation : elle engendre une 
"société cimetière" une société du silence, fût-il bruyant. » 

Si ce n'est pas une civilisation qui disparaît avec Grothendieck, que l'on 
qualifie pudiquement de « personnalité hors norme », c'est bien toute une 
culture critique et un des mouvements contestataires parmi les plus 
subversifs qu'il s'agit d'enterrer. 

Mais enfin, me dira-t-on, la presse de cimetière n'a-t-elle pas présenté 
Grothendieck comme un pionnier de l'écologie ? Oh, si, pour sûr, l'écologie 



-54- 



c'est à la mode ! Yves Cochet, symbole s'il en est de l'écologisme électoral et 
technocratique, parle même à propos du défunt d'« une écologie 
fondamentaliste extrêmement radicale » (Politis n°1328, 20-26 novembre 
2014). Mais quant à savoir de quoi relève cette radicalité, chacun évite de 
s'étendre sur ce qui fut le cœur de l'écologie de Grothendieck : la critique de 
la science et de la recherche en tant que causes essentielles de la crise 
écologique ! 

Plutôt que d'inviter à relire les textes ou réécouter les conférences qui 
firent de Grothendieck le plus célèbre représentant du salutaire 
mouvement d'autocritique des sciences durant les années 1970, on préfère 
individualiser son engagement, en s'attardant sur l'ermitage dans lequel il 
se retira progressivement ou en lui opposant l'écologisme associatif de 
Serge Moscovici, décédé deux jours après lui. C'est pourtant côte à côte que 
Moscovici, Grothendieck et Jaulin forgèrent une analyse critique du 
déploiement impérialiste des sciences « modernes », de leur prétention à 
l'universalité, de leur expropriation du sujet, de leur colonisation et 
destruction de la sphère politique comme des autres civilisations, de leur 
disqualification et relégation au passé et à la nature des sauvages, des 
femmes ou des paysans et paysannes... (cf. l'ouvrage collectif, Pourquoi la 
mathématique, éd. du Seuil, 1974) 

Serge Moscovici évoquait comme « première filiation intellectuelle » du 
mouvement écologiste la critique de la science portée par des scientifiques 
comme Grothendieck. Loin de la décroissance de la recherche prônée par ce 
dernier, de sa critique de l'expertise et sa dénonciation du mythe d'une 
régulation citoyenne des technosciences, les hommages qui entourent sa 
mort sont tristement représentatifs de ce que l'écologie veut bien retenir de 
ses origines. 

Céline Pessis 
a coordonné l'ouvrage 
Survivre et vivre, 
critique de la science, 
naissance de l'écologie, 
éd. L'Echappée, 2014. 




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Sommaire 



Introduction & Biographie 1 
Comment je suis devenu militant 5 

Article de la revue Survivre et Vivre n°6, janvier 1 971 

Allons-nous continuer 

la recherche scientifique ? 10 

Retranscription de la conférence-débat donnée 
à l'amphithéâtre du CERN, le 27 janvier 1 972 

Le mathématicien français 

Alexandre Grothendieck 

refuse le prix Crafoord 51 

Article du journal Le Monde du 4 mai 1 988. 
Céline Pessis 

Alexandre Grothendieck : 

hommage au défunt ? 54 

Tribune dans le mensuel CQFD n°l 28, janvier 201 5. 



© Copyrate : avril 2015 - 2 nd édition 
Reproduction et diffusion libres. 



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A lire sur le même sujet : 



Groupe Oblomoff 

Un futur sans avenir 

pourquoi il ne faut pas sauver 
la recherche scientifique 

éditions l'Échappée, 2009. 



Edition réalisée par 

Bertrand Louart, rédacteur de 

Notes & Morceaux choisis 

Bulletin critique des sciences, des technologies 
et de la société industrielle 




Onze numéros publiés aux éditions La Lenteur 
127, rue Amelot - 7501 1 Paris. 



Je voudrais préciser la raison pour laquelle au début j'ai 
interrompu mon activité de recherche : c'était parce que je me 
rendais compte qu'il y avait des problèmes si urgents à résoudre 
concernant la crise de la survie que ça me semblait de la folie 
de gaspiller des forces à faire de la recherche scientifique pure. 

Au moment où j'ai pris cette décision, je pensais consacrer 
plusieurs années à faire de la recherche, à acquérir certaines 
connaissances de base en biologie, avec l'idée d'appliquer et 
de développer des techniques mathématiques, des méthodes 
mathématiques pour traiter des problèmes de biologie. 

C'est une chose absolument fascinante pour moi et, 
néanmoins, à partir du moment où des amis et moi avons 
démarré un groupe qui s'appelle Survivre, pour précisément 
nous occuper des questions de la survie, à partir de ce moment, 
du jour au lendemain, l'intérêt pour une recherche scientifique 
désintéressée s'est complètement évanoui pour moi et je n'ai 
jamais eu une minute de regret depuis.

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